LES COMBATS DU 158ème RI, DE LA 43ème D.I., DE LA 4ème ARMÉE

Les lignes suivantes nous ont aimablement été transmises par le professeur Jean-noël Grandhomme, auteur du "Testament du dernier poilu d'Alsace André Grappe, du Haut-Doubs à Strasbourg, un destin dans le siècle" qui a été publié en 1999. Merci au professeur pour son aide.

Monsieur André Grappe est né le 10 octobre 1898. Il nous a quitté le 27 janvier 2 001.

L'arrivée au 15.8.1918

Le 14 juin, j'étais désigné pour faire partie d'un renfort destiné au 158ème Régiment d'Infanterie, et, à Belfort, nous étions embarqués dans un train qui nous emmena en Champagne.

Nous débarquâmes dans une gare dont je crois me souvenir qu'elle était celle de Togny-aux-boeufs, et je fus intégré, pour ma part, à la 2ème Compagnie du 1er Bataillon du 15.8.

Le capitaine qui commandait cette compagnie - le capitaine Chenard - (dont j'appris, par la suite, qu'il n'était pas de carrière, mais que, dans le civil, il était employé de banque et habitait Charleville) passa en revue les nouveaux arrivés, les interrogeant familièrement : "D'où viens-tu ? Que faisais tu dans le civil ? Que veux-tu faire après la guerre ? etc" A peine avais-je répondu à la première de ses questions qu'il me dit : "Mais tu es du même coin que le capitaine Taillaud !" Surpris je m'en convaincs aussitôt, mais je l'interrogeai à mon tour : "Mon capitaine, je me demande comment vous avez pu le deviner ?" - "Tu as le même accent que lui !" me fut-il répondu.

Ainsi ai-je appris que dans la région de Morteau, nous avions un accent très particulier (ce que j'ignorais jusqu'alors) et que, parmi les officiers de mon nouveau régiment, il y avait un de mes compatriotes. Une chance !

Avec le 1er et le 31ème Bataillons de chasseurs à pied, et le 149ème Régiment d'Infanterie, le 15.8 ou régiment de Lorette, faisait partie de la 43ème division qui était alors affectée à la 4ème armée, commandée par le Général Gouraud, et chargée de tenir le front de Champagne. Nous avions débarqué en effet en pleine Champagne pouilleuse, et, par des routes bordées de deux rangées de coquelicots, nous montâmes, à pied cette fois, et lourdement chargés, vers la vallée de la Suippe. Il fallut bientôt prendre à travers champs. Il faisait chaud, chaud ! Nous transpirions à grosses gouttes et, à la pause, nous tombions éreintés, heureux si c'était à l'ombre d'un pin. Nous atteignîmes la Suippe à Somme-Suippe, où nous pûmes bénéficier d'une nuit de repos, puis nous fûmes dirigés sur le camp 4/5, ainsi appelé parce qu'il se trouvait à 4 km de Suippe et à 5 km de Tahure.

Le camp 4/5.

Ce camp était tout un village. Il possédait, je crois bien, son épicerie - une coopérative militaire -, mais aussi son cimetière, où se dressaient les croix des victimes de l'offensive de septembre 1915. On y était libre, presque complètement toute la journée : c'est à la nuit tombée, qu'il fallait s'avancer plus près des lignes, pelle ou pioche sur l'épaule, pour entretenir tranchées et boyaux qui, dans ce terrain sablonneux de Champagne, n'attendaient pas un bombardement pour se dégrader. Il me souvient qu'un jour, notre commandant, qui s'appelait Du Cor Duprat de Danrémont, a arrêté un de mes camarades et, après avoir conversé quelques instants avec lui, lui a donné quelque argent pour le récompenser d'avoir des souliers si bien cirés. Sans les quelques départs et les quelques arrivées d'obus qu'on percevait de temps à autre, on ne se serait guère cru en guerre dans ce camp.

L'entonnoir de Perthes.

Du court passage que nous y fîmes, j'ai retenu l'existence d'un formidable entonnoir de mine, connu sous le nom d'entonnoir de Perthes, qui se trouvait non loin de là et que je suis allé revoir par la suite : je l'ai même photographié. Il était si profond que les plus hautes branches d'un arbre qui y avait poussé parvenaient à en atteindre le bord.

Nous avons quitté, au bout de quelques jours, ce camp accueillant pour aller occuper une tranchée de toute première ligne devant laquelle se dressait une butte dont je n'ai jamais su le nom. C'était peut-être celle de Tahure, dont les communiqués avaient si souvent parlé en 1915. C'était une tranchée installée de longue date pour une guerre de position, et comportant de profondes cagnas avec couchettes à treillis métallique où l'on dormait tout habillé, bien sûr, mais assez commodément. La tranchée adverse était distante de plusieurs centaines de mètres et ses occupants ne se montraient guère, pas plus que nous ne songions à servir de cibles à leurs tireurs. A tour de rôle, nous devions nous relayer aux créneaux et surveiller, pendant deux heures, le "no man's land". Les corvées se faisaient ordinairement de nuit. Au petit matin, nous étions gratifiés, non seulement de l'habituel quart de "jus" (c'est-à-dire de café), mais en outre d'un quart de quart de "gnôle" c'est-à-dire d'une eau-de-vie qui ne faisait pas beaucoup de degrés et que j'avoue avoir avalée sans déplaisir. De jour comme de nuit, de gros rats nous rendaient visite, à la recherche de quelque pitance, et il fallait surveiller attentivement les musettes si on ne voulait pas avoir la fâcheuse surprise de les retrouver à demi-vidées de leurs provisions de bouche.

Les "totos", (je veux dire les poux) s'installaient à demeure dans les coutures de nos vêtements, et c'était un de nos passe-temps favoris que de les y chercher méthodiquement pour les écraser sans pitié entre deux ongles. Quelques coups de feu, très sporadiques éclataient parfois. La nuit, des fusées éclairantes montaient parfois vers le ciel. Mais le secteur était calme, très calme, trop calme même. On s'attendait, en haut lieu, à une prochaine offensive allemande. Il convenait d'organiser, chaque nuit, des patrouilles qui s'en allaient inspecter le territoire situé entre les lignes et s'assurer que le "boche" ne préparait pas de travaux d'approche.

Les coups de main.

L'ordre vint, un jour, d'organiser un coup de main dans les lignes adverses pour s'assurer de l'identité de leurs occupants. Appartenaient-ils ou non à des troupes d'assaut ? On demanda des volontaires : promesse de citations, donc de décorations ou, mieux encore, des permissions exceptionnelles .de trois jours, et on procéda à des désignations d'office. Je ne me portai pas volontaire et ne fus pas désigné d'office. Une patrouille ayant préalablement cisaillé les fils de fer barbelé qui protégeaient la tranchée d'en face sur une certaine largeur pour permettre le passage des assaillants, une trentaine d'hommes de ma compagnie, sous la conduite du capitaine Chenard, s'élancèrent, par cette trouée, au crépuscule, vers les lignes allemandes, tandis qu'un violent et soudain tir de barrage interdisait la venue de renforts. Le coup de main fut en tous points réussi. La surprise avait été totale chez les gens d'en face. Les nôtres ramenèrent cinq prisonniers, dont un Fe1dwebe1 et une mitrailleuse. Pas un seul blessé parmi eux. Les prisonniers n'appartenaient pas d'ailleurs à une troupe de choc. C'étaient des territoriaux. On pouvait donc présumer que, si l'offensive allemande qu'on redoutait venait effectivement à se déclencher, ce ne serait sans doute pas exactement sur le front dont notre division avait la charge, que porterait le plus gros effort de l'ennemi. Notre capitaine était radieux.

Enchanté par ce succès, le général qui nous commandait voulut récidiver quelques jours plus tard. Mais le second coup de main fut un échec. L'ennemi était sur ses gardes. Un tir de mitrailleuse stoppa net l'avance des assaillants et les obligea à faire demi-tour, emportant dans les toiles de tente prévues à cet usage, leurs blessés, dont certains criaient de douleur. C'était tragique.

Mesnil-les-Hurlus.

Pour des raisons qui me sont demeurées mystérieuses, nous fûmes invités à opérer un léger déplacement d'est en ouest pour venir occuper un secteur situé un peu au nord de Mesnil-les-Hurlus, village en ruines depuis la bataille de Champagne de 1915. Le Général Gouraud, dont on sait qu'en 1918, il commandait la 4ème armée sur ce front de Champagne, avait imaginé une toute nouvelle tactique. Il faisait évacuer ses premières lignes chaque soir et les faisait réoccuper chaque matin : ainsi, l'ennemi pourrait-il les croire occupées en permanence et concentrer sur elles, en pure perte, ses bombardements au cours de son offensive. Les régiments d'infanterie comptaient alors trois bataillons seulement au lieu de quatre et chaque bataillon, trois compagnies, auxquelles venait s'ajouter la compagnie hors rang.

Le premier bataillon du 15.8, qui était le mien, occupait donc succinctement alors la première ligne (c'était une tranchée baptisée tranchée Galata), puis la seconde dite "parallèle de soutien", puis la troisième, où l'on était quasiment au repos, car nous y logions dans de magnifiques carrières souterraines : les carrières de Perthes, qui étaient d'une exceptionnelle propreté et qui nous offraient un asile parfaitement sûr.

La tranchée Galata.

La tranchée Galata, par contre, s'était à ce point évasée au cours des mois qu'elle ne nous mettait nullement à l'abri des shrapnells. On nous avait recommandé de creuser, un peu en avant de ladite tranchée, des abris individuels auxquels nous donnait accès un petit boyau. Je m'en creusai un, mais mal m'en prit, car je fus, un soir oublié au moment de la relève anticipée j'eus la surprise, quand j'en sortis, de me trouver au milieu de soldats d'un autre régiment, et j'eus mille peines à rattraper mon unité. La parallèle de soutien ne comportait aucun abri valable l'idée me vint de m'en improviser un avec des caisses qui traînaient à proximité et que j'avais remplies de sable. J'y serai à l'ombre, sinon en sécurité. Mais il advint que cet ingénieux abri fut emporté un jour, par un 88 autrichien. J'en étais heureusement absent !

Les carrières de Perthes.

Quant aux carrières de Perthes, elles m'ont laissé un souvenir d'un autre ordre que je raconte ici, en bouleversant un peu la chronologie. Au matin du 24 ou du 25 juillet, le ciel était splendide lorsque j'en sortis après une excellente nuit, et je me suis senti dans un état d'euphorie que j'ai rarement éprouvé depuis au même degré. Bien loin d'avoir à faire face à une nature hostile, je m'y sentais providentiellement accordé, je ne faisais qu'un avec elle, j'ai réalisé alors ce que pouvait être le panthéisme et je me suis souvenu des carrières de Perthes en étudiant plus tard Spinoza.

La première quinzaine de juillet ne fut marquée d'aucun incident notable. Je me souviens seulement d'un ver luisant qui me rendait un singulier service lorsque j'étais de corvée de soupe et que je devais regagner notre tranchée, après être allé chercher dans les ruines de Mesnil-les-Hurlus, où étaient les "roulantes", bouteillons, bidons et courrier. Il n'était pas facile de choisir, de nuit, le bon boyau : celui qui conduisait à Galata , et nul n'avait songé, comme les gens d'en face, à ficher en terre, de place en place, des plaques indicatrices. Par chance, une luciole brillait à l'entrée de celui que je devais suivre; sans doute ne se déplaçait-elle guère, je lui faisais confiance et elle ne m'a jamais trompé !

Pour fêter le 14 juillet, nous avions eu droit à un menu particulièrement soigné .Je ne me souviens que du dessert : c'était du riz au chocolat. Et je n'ai pas oublié non plus que chacun de nous reçut un cigare. Mais après ce festin, nous fûmes avertis que l'attaque allemande attendue depuis quelques semaines se déclencherait au petit jour, et qu'en conséquence, nous ne serions pas autorisés à aller coucher, en dehors de nos heures de créneau, dans les cagnas où nous avions coutume de dormir. Nous étions tenus de demeurer toute la nuit à nos emplacements de combat.

L'offensive allemande; le 15 Juillet 1918.

Vers 10 heures du soir, notre artillerie se mit à tirer et on commença à voir des gerbes de feu s'élever par endroits comme si un obus venait d'atteindre quelque dépôt de munitions. Nous attendions la suite... A minuit, tout l'horizon s'éclaira d'un seul coup : c'était cette fois l'artillerie allemande qui entrait en action. De la charnière de Noyon, sur notre gauche, à la Main de Massiges, sur notre droite, Ludendorf lançait une ultime offensive qui allait progresser jusqu'à Château-Thierry, creusant ainsi une poche très profonde dans nos lignes. A la hauteur des Hurlus, trois petits fantassins contemplaient ce gigantesque feu d'artifice de l'étroit élément de tranchée qui leur avait été assigné comme poste de combat. J'étais du nombre, et nous ne pouvions rien faire de plus que d'attendre le feu roulant préludant à l'arrivée sur nous de la première vague d'assaut, en espérant qu'aucun des obus qui tombaient à l'entoure n'atteindrait d'ici là notre groupe.

Bientôt une forte odeur de gaz nous incita à mettre nos masques. Puis, l'un de nous se crut atteint par un éclat, et partit s'en assurer dans la cagna qui pourtant nous était interdite. Le second de mes compagnons prit peu après le même chemin. Je ne les revis qu'à l'aube. Resté seul, je m'efforçai de ne point transgresser, pour ma part, l'ordre qui nous avait été donné, et j'y parvins sans grande peine, car le courage passif m 'a toujours été plus aisé que l'autre. Recourant à un truc qui m'a servi à mainte occasion au cours de ma longue vie, je cherchai à me distraire de la pensée du danger dont nous étions menacés. Dès que les premières lueurs du jour me le permirent, je me mis à écrire - à écrire sous le masque...

Que sont devenues les lettres que je griffonnai alors ? Je serais bien en peine de le dire.

Après une longue attente, malgré tout assez anxieuse, pour moi comme pour tout le monde, nous entendîmes les arrivées d'obus se précipiter c'était le fameux "Trommelfeuer" , précédant de peu l'arrivée des assaillants. Nous nous mîmes alors à lancer des grenades au jugé, pour faire un tir de barrage à notre manière, mais, ce jour-là, nous ne vîmes pas un seul soldat allemand ! Aucun ne put aborder la tranchée que nous occupions.

Il n'en fut malheureusement pas de même sur notre droite. Nos voisins (c'était pourtant des chasseurs à pied et non de vulgaires fantassins) fléchirent tout d'abord sous le choc de l'ennemi, et notre capitaine, craignant de se laisser déborder, parlait de nous donner un ordre de repli. Mais un adjudant énergique organisa une contre-attaque qui rétablit la situation.

Tout de même, il s'en était fallu de peu que les assaillants n 'atteignent notre propre tranchée, car, dans la matinée, comme je devisais tranquillement avec un camarade qui me faisait face et qui, tout en évoquant les événements de la nuit, cherchait si quelque chose s'en était trouvé changé dans le paysage, il poussa tout à coup un hurlement de douleur une balle venait de le frapper au bras et il fallut le panser aussitôt pour éviter l'hémorragie et le conduire au poste de secours.

La contre-offensive du 18.

Les journées du 16 et du 17 se passèrent sans autre incident Mais, le 17 au soir, ordre nous fut donné, une fois la nuit tombée, de nous poster au creux du ravin qui nous séparait de la tranchée Galata, que nous connaissions bien pour l'avoir occupée plusieurs fois avant l'offensive allemande et que nos camarades avaient évacuée à la veille de cette offensive, conformément à la tactique Gouraud. Nous comprîmes que nous allions avoir à la reconquérir le lendemain. Confirmation nous en fut donnée : une vaste contre-offensive allait être lancées sur tout le front de l'attaque allemande, en vue de résorber la poche de Château-Thierry et, si possible, de repousser l'ennemi au-delà de ses positions de départ.

A cinq heures moins cinq, le tir de nos canons se déclenche. A cinq heures précises, c'est pour nous l'heure H. L'aspirant Chauchoin, de la classe 17, que j'ai appris à connaître parce qu'il m'a confié qu'il était dijonnais et étudiant en droit tandis que, de mon côté, je lui avais fait savoir que j'étais franc-comtois, et étudiant ès lettres, se porte en tête de la section à laquelle j'appartiens qui est elle-même en tête de la 2ème Compagnie, et me dit "Suis-moi, tu as un V . B (Un tromblon qui s'ajustait au canon du fusil et permettait l'envoi de grenades dites justement "grenades à fusil" qu'on pouvait envoyer sensiblement plus loin que les grenades à main), il nous le faudra pour envoyer éventuellement des fusées". Et nous voilà partis ! Nous n 'avions pas à nous élancer tous ensemble hors d'une tranchée car en escaladant le parapet, comme dans le schéma classique des attaques d'alors nous n 'avions pas passé la nuit dans une tranchée, mais, dans le no man's land, et nous nous engageâmes, en file indienne, dans un boyau qui devait nous masquer, sur une bonne distance, aux Fridolins. Instant émouvant malgré tout, mais une fois engagé dans l'action, on n'a plus le temps d'avoir peur, et c'est le plus calmement du monde que nous nous avançons d'un bon pas vers l'objectif.

Le croira-t-on ? Nous n'avons pas eu à tirer un seul coup de fusil, ni à lancer aucune grenade pour récupérer la tranchée Galata ! Surpris, ses occupants l'ont évacuée en toute hâte. J'aperçois quelques retardataires qui se défilent en rampant par un boyau et les signale à Chauchoin qui fait braquer une mitrailleuse sur le tournant de ce boyau où on les voit apparaître, puis disparaître, les uns après les autres. Nous apercevons les balles qui soulèvent le sable de part et d'autre des corps plaqués au sol.

Les corps s'immobilisent et la mitrailleuse s'arrête. Mais à peine a-t-elle suspendu son tir que ceux qu'on croyait morts recommencent à ramper et disparaissent, cette fois, définitivement à notre vue. Blessés ? Sûrement mais non pas tués. Le dirai-je ? J'en éprouve un certain soulagement.

Chauchoin, qui, pendant ce temps, a passé l'inspection de la tranchée, réapparaît avec un casque allemand sur la tête Par jeu, bien sûr, mais c 'est une imprudence; je ne manque pas de le lui faire remarquer, il en convient et change de couvre-chef. Chacun retrouve sa place à Galata, où nous avons souvent séjourné. On se réinstalle. Les uns tirent un casse-croûte de leurs musettes. D'autres commencent une partie de cartes. On s'imagine volontiers que rien ne se passera plus dans cette journée du 18.

Mais, vers 9 heures, un agent de liaison apporte à notre capitaine un pli qui n'est pas de bonne augure. Nous voyons sa figure se rembrunir. Enhardi par le succès de l'attaque du matin, le colonel donne l'ordre de pousser plus avant. Le capitaine n 'est pas content du tout et il ne s'en cache pas. Il sait que, maintenant, l'ennemi est sur ses gardes et que l'affaire sera chaude. Ne pouvant tout de même se dérober aux ordres reçus, il prescrit à la section du sergent Hugon de tenter je ne sais quelle manoeuvre tandis que les autres essaieront de progresser par le boyau que nous avons devant nous et que notre mitrailleur prenait tout à l'heure en enfilade.

Mais cette fois, c'est l'échec. Le sergent Hugon est blessé. Dans le boyau où nous nous sommes engagés, il y a des chevaux de frise qu'il est impossible de franchir sans se mettre à découvert. Nous les dépassons cependant sans dommage, mais, de l'autre côté, nous sommes attendus. Il faut rebrousser chemin et c'est au moment où il faut sortir du boyau pour dépasser les chevaux de frise que sept hommes de ma section sont atteints. L'un d'eux, d'abord blessé au bras avant d'avoir abordé le point critique, me dit au passage : "Chic, j'ai la blessure-filon .!" Il est tué, l'instant d'après, à ce passage maudit.

De retour dans la tranchée, nous pouvons voir, sur notre gauche, de petits nuages se succéder tout le long d'un boyau orienté dans la même direction que celui que nous venons de suivre : c'est, nous dit le capitaine, le lieutenant Saint-Saens qui tente lui aussi de poursuivre son avance, mais en raison des pertes que vient de subir sa compagnie, il prend, quant à lui, la décision de surseoir à toute opération nouvelle. Simplement dans la nuit du 18 au 19, une patrouille, commandée par le sergent Bonhomme, fut chargée d'aller relever les cadavres que nous avions abandonnés au-delà des chevaux de frise. Je faisais partie de cette patrouille et j'ai pu constater moi-même que les Allemands nous avaient devancés.

La semaine suivante ne fut marquée d'aucun incident notable (j'ai parlé plus haut de la nuit passée dans les carrières de Perthes). Mais la journée du 26 juillet allait être passablement dramatique.

L'offensive française du 26 Juillet.

La nuit du 25 au 26, nous l'avions passée, quelques camarades et moi, dans une petite cagna proche d'un poste de secours de première urgence, lui-même peu éloigné des ruines de Mesnils-les-Hurlus. Réveillé par le bruit d'un bombardement, je sors brusquement de ma couchette et j'aperçois, à l'entrée de notre abri, un soldat allemand qui me parlait dans sa langue ! Je n'en avais encore vu aucun de si près ! Celui-là portait le brassard de la croix-rouge et il était révolté qu'on lui eût tiré dessus (car il était blessé et voulait savoir où il pourrait se faire panser). Je le conduisis aussitôt au poste de secours provisoire dont je viens de parler et je vis alors toute une file d'autres soldats allemands qui descendaient des lignes sans armes.

Je compris tout. Les chasseurs appartenant à notre division avaient attaqué à leur tour, d'où le bombardement qui m'avait réveillé ils avaient fait des prisonniers qui s'empressaient de fuir la ligne de feu.

Sans doute l'attaque ne s'était-elle pas faite sans pertes, car, vers midi, nous reçûmes l'ordre d'aller relever l'une des unités qui avaient été engagées dans ce nouveau combat. Je reçus, pour ma part, une caisse de cartouches que je devais transporter sur le dos, accrochée à mon fusil. C'est ainsi que nous montâmes en renfort, sous un soleil brûlant, par des boyaux que les balles ennemies balayaient de place en place.

Des heures dramatiques au petit poste.

Parvenus dans la tranchée où nous devions remplacer les attaquants du matin, nous fûmes désignés, deux de mes camarades et moi-même, pour occuper un petit poste, distant d'une cinquantaine de mètres approximativement de la tranchée dévolue à notre compagnie. Nous y trouvâmes les cadavres de trois chasseurs, tués au cours de l'attaque du matin. L'un avait été atteint à la tête. Un autre l'avait été au ventre, ses boyaux séchaient au soleil et tout un essaim de mouches bourdonnaient autour. Du troisième, je n'ai pu apercevoir la blessure. Sombre tableau ! Nous avions été avisés qu'il nous faudrait surveiller, non pas seulement le boyau lui-même, mais aussi les alentours, parce que les trois camarades qui nous avaient immédiatement précédés avaient été faits prisonniers par des Allemands qui les avaient pris à revers. Nous décidâmes donc d'assumer, à tour de rôle, cette triple tâche de surveillance, cachés au moins à demi derrière un tournant de boyau qui nous séparait des trois pauvres macchabées du matin.

Combien de temps sommes-nous demeurés ainsi accroupis, aux aguets, sous un soleil de plomb dont aucune ombre ne nous protégeait, à deux pas de ces cadavres qui nous représentaient très concrètement le destin auquel nous pouvions, d'une minute à l'autre, nous attendre ? Je ne saurais le dire. Ce que je sais, c'est qu'à un moment donné, une grenade vint éclater en arrière de notre petit groupe, que deux de mes camarades, blessés sans doute l'un et l'autre, prirent le large, et que je me retrouvai tout à coup seul une grenade décapuchonnée à la main, prêt à la percuter et à la lancer, quand un second pétard à manche est venu tomber à ma hauteur, au bord du boyau, sans que je puisse faire un geste pour lui échapper. J'ai cru ma dernière heure venue ! Mais non, l'engin a roulé au fond du boyau, a mal éclaté et m 'a simplement blessé à la cuisse et au gros orteil.

Sur ces entrefaites, l'aspirant Chauchoin surgit derrière moi; il venait à la rescousse : "Passe-moi des grenades !" me cria-t-il, ce que je fis, en commençant par celle que je tenais en main, mais il en traînait partout. Il les lançait très bien. Après en avoir balancé une demi-douzaine en direction de nos attaquants, qui demeuraient invisibles, il ajouta : "Et maintenant, barrons-nous ! C'est sûrement une contre-attaque". Nous nous repliâmes sur la tranchée d'où partit bientôt un feu nourri destiné à décourager l'assaillant.

Quand le silence se fit, je cherchai une cagna où je pourrai m'abriter (car un orage venait d'éclater) pour ôter mon pantalon et mon soulier et juger de mes blessures. Je tombai mal : dans l'abri où je m'apprêtais à descendre on avait entassé provisoirement des cadavres. J'en trouvai un autre, et, après avoir utilisé mon pansement individuel, j'avertis Chauchoin dès l'instant que je pouvais encore bien marcher, je n'avais besoin de personne pour me rendre au poste de secours. J'y allai en boitillant. En maint endroit, la pluie diluvienne qui s 'était mise à tomber avait transformé le sol en une boue épaisse qui collait aux souliers et rendait la marche de plus en plus pénible.

Le poste de secours de Mesnil-les-Hurlus.

Chemin faisant, je rencontrai un Allemand qui râlait, depuis le matin sans doute, auprès de sa mitrailleuse. J'essayai de le réconforter et me promis de signaler sa présence à nos brancardiers. Et je parvins enfin au poste de secours de première urgence à proximité duquel nous avions passé la précédente nuit.

Un tout jeune médecin auxiliaire (encore un étudiant, mais en médecine celui-là) m'administra les premiers soins. Je rencontrai là, le frère d'une des compagnes d'Ecole Normale de ma soeur Suzanne, Gabrielle Lannay, qui crut bien faire en me faisant boire un quart de pinard. Mais le quart une fois bu, je ne me sentis plus bien d'équilibre... Aidé d'un camarade, Lannay me coucha sur un brancard, et c'est dans cet équipage que je fus débarqué au poste de secours régimentaire installé dans les caves de Mesnil-les-Hurlus.

L'hôpital de campagne d'Auve.

Vers le milieu de la nuit, je fus embarqué, avec trois autres blessés, dans une petite voiture ambulance qui, par la route Grossette, nous transporta jusqu'au village d'Auve, où était installé un hôpital de campagne. Là, les blessés étaient dévêtus, nantis de tenues d'hôpital, couchés dans de vrais lits et opérés par des chirurgiens dans de vraies "salles d'op." . Je tombai entre les mains d'un chirurgien qui était de Besançon et qui me parla très familièrement lorsqu'il apprit que j'étais moi aussi franc-comtois. Il me demanda si j 'acceptais d'être "charcuté" sans être endormi (ce qu'il me conseillait et ce que j'acceptai volontiers. Et l'aube n'était pas encore levée que je me trouvai, cette nuit là, confortablement allongé dans des draps blancs, alors que quelques heures plus tôt, j'étais accroupi dans position incommode, au tournant d'un boyau, avec des morts sous les yeux. Ainsi va la vie.

L'hôpital militaire de Cognin.

Au début d'août un train d'évacuation nous emmena vers la zone de l'intérieur. J'y avais pour voisin un Allemand. J'engageai la conversation avec lui. Il était plus jeune que moi d'un an, et habitait au bord du lac de Constance. Je revois des amoureux se promener sur la route qui longeait la vallée de la Marne où cheminait le train pour atteindre Chaumont, Langres, puis Dijon : spectacle idyllique succédant au spectacle macabre du champ de bataille de Champagne, et que je n'ai pas non plus oublié. Où allait-on débarquer ? Les grands blessés passaient d'abord; pour eux i y avait urgence. Les blessés légers, dont j'étais, pouvaient attendre, et c'est seulement à Chambéry qu'on me débarqua avec quelques autres. Des ambulances nous emmenèrent non loin de la ville, dans le village de Cognin, où un asile, normalement destiné aux sourds et muets, avait été transformé en hôpital auxiliaire.

C'est dans cet hôpital, installé au milieu des vignobles où nous pouvions voir des prisonniers allemands y venir travailler chaque matin, et contempler de loin 1a cime du Nivolet qui domine de très haut la ville et ses environs, que je passai le reste du mois d'août et les premiers jours de Septembre. Mes parents et ma soeur aînée vinrent m'y voir, mais ma fiancée ne fut pas autorisée à les accompagner ni, à plus fortes raisons, à venir me rendre visite seule ! Ce n'eût pas été convenable.

Permission de convalescence.

Mes plaies cicatrisèrent très vite, mais le major ne semblait pas pressé de me renvoyer au front, et je crois qu'il m'aurait gardé tout l'été si, un jour, craignant qu'Anne-Marie ne reparte à Paris avant que je n'arrive en permission de convalescence, je lui déclarai, de mon propre chef, que j'étais guéri. j'obtins une permission de dix jours, que j'allai passer en partie dans ma famille, en partie dans celle d'Anne-Marie.

Parodiant un vers de Valéry, je pouvais dire : quelle récompense après une bataille ! Puis, je repartis pour une certaine gare de triage de Haute-Saône, où, n'ayant pu obtenir qu'on me laissât aller coucher dans un hôtel, je dus passer la nuit sur la paille, mais en compagnie d'un bon gros chien ! De là, je devais rejoindre ma division qui n'avait pas quitté le front de Champagne. Mais quand j'arrivai à la gare de St Hilaire au Temple, elle venait d'être engagée dans une nouvelle offensive : celle du 25 septembre 1918.

C'est de cette gare que j'assistai sans combattre au déroulement des opérations. On y avait installé des tentes pour abriter provisoirement les blessés. On y avait aménagé de grands espaces entourés de barbelé pour parquer les prisonniers. J'y ai rencontré des camarades de mon régiment et même de ma compagnie, évacués pour blessure, qui m'ont tenu au courant de l'avance réalisée par nos troupes. Les petits chars Renault étaient entrés en action, et avaient permis une avance de plusieurs kilomètres moyennant des pertes minimes.

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