LE 38ème CORPS D'ARMÉE

Le Général Piarron de Mondésir, porte un regard très analytique sur les combats qu'il mène avec le 38ème Corps d'Armée, pendant la 2ème bataille de la Marne, nous avons extrait de son livre "Souvenirs et pages de guerre, 1914/1919", publié chez Berger-Levrault, les pages suivantes.

DEUXIÈME BATAILLE DE LA MARNE ET POURSUITE DE LA MARNE A LA VESLE AVEC LES AMÉRICAINS

(Juin-Août 1918)

J'arrivai le matin du 31 mai, seul avec mon chef d'Etat-major et quelques officiers, à Trilport, au Q. G;. du général Duchêne, commandant la VIe armée, bousculée au Chemin des Dames. Le général ne put me dire au juste quelles troupes étaient alors sur le front qu'il me confiait. I1 savait seulement qu'à Château-Thierry, c'était la 10e division coloniale du général Marchand (le célèbre Marchand de Fachoda) qui se battait, et qu'ailleurs, les troupes de plusieurs divisions différentes, mélangées, étaient sous les ordres du général de Latour, commandant la 6e division de cavalerie.

Les Allemands avaient déjà passé la Marne dans la boucle de Jaulgonne (la valeur d'un bataillon, croyait-on). On les maintenait sans peine, car ils étaient en mauvaise posture, mais les munitions arrivaient difficilement. La situation n'était évidemment pas brillante, mais elle n'était pas non plus menaçante.

En employant ma journée à une inspection complète, croisant sur toutes les routes le lamentable exode des habitants, je trouvai; les troupes très mélangées, mais conservant les liens tactiques au moins du bataillon, du groupe d'artillerie et de la brigade de cavalerie; certains régiments de cavalerie combattaient à pied.

Fatiguées, un peu éberluées d'une aussi rapide retraite, ces troupes n'étaient nullement démoralisées, bien que leurs rangs fussent assez éclaircis. L'impression était rassurante et j'en rendis compte au général Duchêne par téléphone, à ma rentrée, dans la soirée. II me demanda à quelle heure je voulais prendre le commandement. Je lui répondis : "Au lever du jour . Je désirais m'assurer quelques heures de sommeil, car je prévoyais que je n'en trouverais pas beaucoup d'autres pendant quelque temps.

Tout le monde comprenait que notre grave échec était dû à un dégarnissement excessif du front de la VIe armée, résultat de l'erreur de diagnostic du Haut Commandement qui avait voulu renforcer le front nord, et aussi de l'insuffisance des reconnaissances de nuit par avions.

I1 ne me fut pas donné de me reposer. Au milieu de la nuit, le général Marchand vint à mon Q. G., à Viels-Maisons, non loin de Montmirail, et me dit qu'il se défendait avec peine à Château- Thierry dans le faubourg de la rive gauche, qu'il bordait la Marne, que le Château et le Parc étaient pris, qu'il avait fait sauter les ponts sous les Allemands (Cela fut absolument confirmé par des prisonniers), mais qu'il tenait d'une part les hauteurs de la rive droite immédiatement à l'ouest et qu'ailleurs il était séparé de l'ennemi par la rivière même.

Mais, ce qui était inquiétant, Marchand ne pouvait trouver le contact avec son voisin de gauche (division Gautier) qui avait reculé et fait sauter le premier pont en aval de Château-Thierry, c'est-à-dire le pont même qui devait permettre des liaisons sûres avec moi. Trois officiers envoyés successivement par Marchand pour chercher cette liaison n'étaient pas revenus. I1 craignait, non sans raison, d'être tourné. Il me demanda de lui envoyer d'urgence un renfort pour étayer sa gauche, ajoutant que ne pouvant avoir aucune communication, même téléphonique, avec son commandant actuel de corps d'armée, le général Degoutte (21e corps) il venait prendre mes ordres, sans attendre ma prise le de commandement.

Je pris le commandement sur le champ, en avisant le général Duchêne et le général de Latour, Au cours de ma rapide inspection, j'avais vu à 14 kilomètres de mon Q. G., une brigade de hussards de la 4e D. C. du général Lavigne-Delville (Le général Lavigne-Delville s'était employé avec vigueur et sucés à retarder l'arrivée de l'ennemi sur la Marne à Mont-Saint-Père, avait sauvé des troupes encerclées sur la rive droite et fait sauter le pont à la dernière minute.). J'envoyai à ce dernier, par deux officiers suivant deux voies différentes l'ordre de courir (par un grand détour vers le Sud, pour profiter d'un pont intact) à la gauche de Marchand et de trouver la division Gautier à laquelle je demandais instamment de reprendre le front à hauteur de Marchand. Lavigne-Delville, dès le début de la matinée du 1er juin, avec sa décision et sa rapidité coutumières, réussit dans cette mission et le danger fut conjuré.

En même temps, je donnais l'ordre au général de Latour de monter une petite opération hardie, par surprise à la tombée du jour, contre les Allemands qui avaient passé la Marne et dont la situation était manifestement aventurée. Cette opération . Le 47e, régiment de Saint-Malo,

(20e division) prit tout ce qui ne put se jeter dans la Marne. On m'envoya 101 prisonniers et une mitrailleuse.

Je fis défiler au pas de parade ces prisonniers sur la vaste place de Viels-Maisons, mon Q. G., et cela juste au moment où arrivaient le Général, l'Etat-major et l'avant-garde de la 3e division américaine mise à mes ordres, employée pour la première fois sur le front et qui n'avait pas encore vu un Allemand. Excellent effet moral sur tous (La 3e D, U. S., qui comptait à 1'Armée régulière des Etats-Unis, était recrutée dans toute l'Amérique. Je reçus plus tard, on va le voir, deux autres D. U. S., la 28e et la 32e. La 28e était recrutée en Pennsylvanie et la 32e dans le Michigan et le Wisconsin. Chaque D. U. S. avait un insigne brodé sur un brassard kaki porté au bras gauche :la 3e, un carré diagonalement rayé de bleu et de blanc; la 28e une enclume rouge; la 32e, une flèche rouge, red arrow).

Le commandant de cette belle unité était le général Dikmann de l'armée active, beau soldat, de caractère droit et sympathique, avec qui je me liai très vite d'une amitié dont il ne cessa, la guerre finie, de me donner de chauds témoignages par des lettres charmantes écrites de la frontière mexicaine où il commandait.

A cette époque, le général Pershing, commandant en chef des troupes débarquées d'Amérique, avait spontanément offert au général Foch de lui donner, pour qu'il en usât à sa convenance, les divisions déjà formées et qui avaient reçu en France, le complément d'instruction nécessaire. C'était de sa part, devant le danger, une concession généreuse, car il avait toujours déclaré qu'il voulait avoir une armée autonome, servant uniquement sous ses propres chefs, comme le prince Alexandre après la reconstitution de son armée à Corfou. Il put ainsi mettre, dés avril, à la disposition de notre Haut Commandement, un certain nombre de divisions dont trois me furent données (les 3e, 28e et 32e), les autres formant un corps d'armée autonome (commandé par le général Ligget), incorporé à la VIe armée à ma gauche. ? Mes trois divisions américaines remplacèrent les éléments disparates dont j'ai parlé, aussitôt qu'ils eurent rejoint leurs grandes unités respectives, ce qui ne tarda pas (D'ailleurs, la courbe d'arrivée en France des Américains commençait à accuser un accroissement rapide. Alors qu'en 1917 le maximum par mois avait été de 145.000; déjà pendant le seul mois de mai 1918, 625.000 hommes avaient débarqué. Un tiers seulement était instruit et capable de tenir le front.).

Le général Dikmann avait installé son état-major non loin du mien. Lorsque je l'allai voir je fus stupéfié de l'importance numérique de son personnel; c'était bien le triple de celui d'une de nos divisions.

Quant à mon état-major, il avait pour chef le colonel Quintard, officier d'un sang-froid et d'une sûreté de jugement remarquables, parfaitement secondé par un excellent personnel. Bien qu'une mission d'officiers français, désignée par le G. Q. C;., fonctionnât auprès du général Dikmann, je voulus avoir une liaison directe et personnelle avec lui, et désignais à cet effet, le sous- lieutenant Dumas, de mon état-major, officier de réserve habitant Londres et parlant l'anglais comme le français. I1 avait été grièvement blessé et avait perdu l'usage d'une main, mais était revenu au front avec un appareil compliqué. I1 était très brave et je lui confiais souvent des missions difficiles.

L'arrivée des Américains à Viels-Maisons et le défilé des prisonniers boches eut un singulier effet sur notre ordinaire et celui de la troupe qui cantonnait avec nous. Les habitants du village, qui avaient fui, rentraient en masse. Or, pendant leur absence, il avait fallu traire leurs vaches qu'ils avaient abandonnées dans les champs et verser aux ruisseaux des centaines de litres de lait qu'on n'arrivait pas à consommer. Une volaille ne valait plus que quelques sous. A leur retour, ils vendaient le lait et les poules ce qu'ils voulaient à nos Alliés et nous en pâtissions.

Le front que je défendais était plus prés de Paris que tous les autres; c'était donc là un poste d'honneur que la 3e D.U. S. partageait avec des troupes françaises.

Le mois de juin se passa tranquillement. Je réussis à reconstituer intégralement la 3e D. U. S. dont les éléments étaient éparpillés au début (Dans une lettre particulière, le général Dikmann me remerciait chaleureusement de lui avoir fait rendre sa division en entier.), à réorganiser le service des munitions, et à installer une nombreuse artillerie de tout calibre, obtenue après que j'eus démontré dans un rapport spécial qu'il ne fallait pas faire de l'obstacle de la Marne "un postulatum", illusion dangereuse.

Les divisions américaines avaient reçu de la France leurs canons, mais elles les servaient avec le personnel de leurs brigades d'artillerie (une par division).

Peu à peu, la plupart des troupes des divisions françaises mélangées rejoignirent leurs unités organiques et furent remplacées par des Américains, de sorte que vers le 15 juin, j'avais sous mes ordres : à l'Ouest. de Château-Thierry la belle 39e D. I. française (en remplacement des coloniaux et Sénégalais de Marchand), et, sur la rive gauche de la Marne, deux D. U. S. à forts effectifs - la 3e et la 28e - (cette dernière commandée par le général Muir), enfin, à mon extrême droite, sur le Surmelin, petit affluent de la Marne, la 125e D. I. française, général Diebold. La 32e D, U. S. - général Haan - devait me rejoindre plus tard.

Parmi ces troupes, il y avait le 7e bataillon de mitrailleurs américains qui s'était vaillamment comporté avec Marchand à Château-Thierry.

Nos camarades étaient naturellement des néophytes dans cette guerre, mais pleins de jeunesse, d'ardeur guerrière et de bonne volonté. Nous sentions qu'avec eux on allait faire du bon travail.

C'est surtout avec la 3e D. U. S. que je devais livrer, pour mon compte, la deuxième bataille de la Marne. Elle s'y est admirablement comportée. Seule de toutes les grandes unités qui bordaient la rivière, elle parvint à y rejeter dès le lendemain les Allemands, faisant prisonnier tout ce qui avait réussi à la franchir. (La 3e D. U. S. porte aujourd'hui en Amérique le nom de "Division de la Marne"). Avec la 28e U. S. et un peu plus tard la 32e, je devais poursuivre l'ennemi, livrer de nombreux combats et le rejeter enfin au delà de la Vesle, à Fismes où j'arrivai, avec " mes " Américains, le premier de toute la VIe armée, ainsi qu'en témoigne la carte des avances successives des corps de la VIe armée, carte établie à l'Etat-major du général Degoutte qui en avait reçu le commandement.

La vie n'était plus l'abominable vie de tranchées. L'obstacle de la rivière nous couvrait. Ses rives étant presque partout boisées, on pouvait généralement accéder aux lignes par des chemins naturellement défilés et nous recommencions la guerre de plein air que nous devions mener pendant presque tout le reste de la campagne.

J'allais, bien entendu, voir sur leur front mes braves camarades. Je me faisais accompagner par leur chef, le distingué général Dikmann, qui, bien que soldat éprouvé, écoutait avec une modestie exquise les conseils de mon expérience de trois années de cette guerre et mettait à exécuter mes ordres un esprit d'abnégation et une discipline qui facilitaient singulièrement ma tâche.

Je fis sur la ligne des avant-postes la connaissance des généraux Crawford, commandant la 6e brigade, et Sladen, commandant la 5e. Je trouvai en eux de francs et loyaux compagnons d'armes.

J'allai voir dans ses cantonnements la 28e D. U. S. et son aimable chef, le général Muir, alors encore en deuxième ligne.

II me fut cependant assez difficile d'obtenir que leurs fantassins fissent des retranchements et des abris sur la ligne de résistance de leurs avant-postes dont les éléments avancés tenaient les bords même de la rivière. Un jour, je constatai que les soldats se creusaient individuellement dans les bois du front, des trous allongés qu'ils remplissaient de paille pour s'y coucher. Je fis remarquer à leurs chefs que, si, au lieu de laisser faire ces trous n'importe où, au hasard, on les faisait bout à bout, comme c'étaient de véritables éléments de tranchées, on aurait eu le retranchement et les abris que je réclamais. Le travail en lisière du bois derrière un rideau de feuillage n'aurait coûté ni plus de temps ni plus de peine. Mais ces jeunes gens étaient dans le même état d'esprit que nos poilus au début de la guerre ; il leur répugnait de se terrer. Ils apprirent vite à leurs dépens que devant les tirs de l'artillerie, c'était devenu nécessaire, surtout lorsque ils eurent à subir le bombardement préparatoire à l'attaque de la nuit du 14 au 15 juillet, bombardement que leur général, dans son rapport, qualifia de " terrible " Ses troupes le subirent d'ailleurs bravement.

Au cours du mois de juin, je récupérai mes éléments non endivisionnés, artillerie, escadrilles, etc... Nous livrâmes alors d'assez violents combats pour la possession d'un observatoire

à l'ouest de Château-Thierry. Une lutte aérienne soutenue commença. Mes ballons furent plus d'une fois incendiés, mais nous descendîmes quelques avions ennemis.

Les Français de la 20e D. I., que je gardai quelque temps à mon extrême droite, et les Américains me firent de hardis coups de main, à la nage ou par petites barques à travers la Marne, pour me cueillir des prisonniers, et le succès couronna plus d'une fois ces raids audacieux.

L'ennemi nous gratifia d'obus asphyxiants, sans trop de dommages grâce aux masques et à la discipline observée sévèrement pour leur usage opportun.

Nous suivions passionnément les événements sur les autres parties de l'immense front des armées. Nous nous attendions à quelque chose d'imprécis et nous étions sur nos gardes.

Le 4 juillet, jour de " l'Indépendance Day ", j'avais le plaisir de fêter cet anniversaire chez moi en un dîner intime avec le général Dikmann et un certain nombre d'officiers de sa Division. Dans l'après-midi, le général passait, en ma présence, la revue du 7e bataillon de mitrailleurs, tout vibrant encore de la défense de Château-Thierry. C'était dans un des grands bois de la rive gauche de la Marne. Il faisait un temps superbe, et la belle bannière étoilée flottait majestueusement à travers le feuillage. Je la saluai avec respect et émotion.

Le général Dikmann, en réponse au discours de bienvenue prononcé par le préfet de l'Aisne au nom du Gouvernement français, s'exprima à la fois chaleureusement et poétiquement. J'ai retenu entre autres ces paroles qui nous allèrent au coeur :

" L'Empereur d'Allemagne a outragé les droits souverains de notre peuple, ce qui était une cause presque irrévocable de guerre, mais je suis sûr que la raison suprême de notre entrée en lice fut notre admiration et notre amour pour la France, cette chère France qui a soutenu, presque seule, les premiers grands chocs de la guerre; cette France héroïque qui a versé tant de sang pendant les quatre années passées et qui a sacrifié tant de ses fils sur l'autel de la patrie."

" Ah ! Ma belle amie! Voilà que votre grand frère d'Amérique est arrivé et qu'il va donner de rudes coups pour chasser les hordes de l'envahisseur d'outre-Rhin, loin de la terre sacrée de la France... Nous y sommes et nous y resterons jusqu'à la fin."

Dés le début de juillet, nous nous aperçûmes que nos tirs d'artillerie sur les bois au nord de la Marne, amenaient de fréquentes explosions de petits dépôts de munitions, ce qui nous permit de conclure à des préparatifs sérieux de la part de l'ennemi en vue d'une installation importante d'artillerie dans ces bois, et cela ne pouvait être que dans le but de tenter un franchissement de la rivière. D'autre part, le calme du côté allemand était inusité, preuve qu'ils cherchaient la surprise. Nos coups de main nous avaient rapporté des prisonniers dont les interrogatoires confirmaient nos déductions.

Sur les fronts voisins, les prisonniers parlaient le même langage. Le G. Q. G. sut ainsi pertinemment que l'ennemi voulait tenter à bref délai, le passage de vive force de la Marne.

A partir du 8 juillet, et pendant trois jours (les 8, 9 et 13), je fis exécuter, suivant un programme bien étudié, des tirs nombreux à ypérite dans les bois de la rive droite et sur certains ravins. Je fis lancer 30.000 obus de 75 et 1.000 de 105, chargés en ypérite. Nous sûmes plus tard par des prisonniers que ces tirs avaient causé de graves pertes à l'ennemi, et lorsque j'eus passé la Marne et visité les abords de la position allemande, je constatai moi- même que j'avais empêché de sortir des bois tout un équipage de pont léger dont j'admirai la finesse et l'élégance. J'avais donc réussi, grâce à ces tirs préventifs, à amener un vraie gêne dans les préparatifs de notre adversaire.

I1 était bien dans la manière des Allemands de choisir pour le jour de l'attaque le 14 juillet. Ils devaient penser que, comme eux l'eussent fait, nous nous livrerions à de fortes beuveries et que nous relâcherions notre surveillance la nuit, en quoi ils se trompèrent. Des déserteurs alsaciens firent savoir la veille que l'attaque était commandée pour la nuit du 14 au 15; l'heure même fut indiquée, minuit 10, heure française.

Je l'appris de l'armée à 18 heures, le 14. Nous étions parfaitement parés. J'avertis tous les corps de troupe et tous les états-majors.

Depuis longtemps, j'avais organisé les tirs de mon artillerie tant pour notre défense en quelque sorte courante, qu'en prévision d'une attaque éventuelle. Mes ordres furent exécutés à la lettre aussi bien par les canonniers américains que par les français. D'ailleurs, mon commandant de l'artillerie, le colonel Vincent, était excellent.

Dès le 30 juin, dans mes instructions, je lui prescrivais ceci :

" Même en plein jour, en cas d'attaque, on doit s'attendre à des brouillards artificiels et opaques, masquant tous les objectifs sur la rivière. Les tirs doivent donc pouvoir s'exécuter dans l'obscurité. ". Les réglages étaient faits naturellement de jour, à l'avance. Ainsi, j'étais paré pour une attaque de nuit.

Le 14 juillet, dans l'après-midi, avait eu lieu dans le parc d'une propriété de Viels-Maisons, un concert où une musique française et une musique américaine jouèrent à tour de rôle. Le soir, je devais dîner au Q. C;. du général Dikmann, au château de la Doultre, mais l'ennemi en disposa autrement.

Conformément aux ordres de l'armée, tout fut disposé pour entamer les tirs prévus comme contre-préparation, vingt minutes avant l'heure H des Allemands, c'est-à-dire à 11 h. 50. Je n'avais plus rien à faire qu'à attendre.

Quand la nuit fut venue je m'installai dans mon modeste bureau et me mis à lire les Mémoires de M. Gérard, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Berlin. Je m'absorbai bientôt dans cette lecture captivante.

Soudain, un bruit de tonnerre éclata et le ciel s'emplit de lueurs fulgurantes. C'était mon canon. Vingt minutes après, nouveau tonnerre un peu plus lointain et nouvel embrasement du ciel à l'horizon. C'était le canon allemand qui commençait son oeuvre.

L'attaque avait débuté comme l'avaient annoncé les déserteurs alsaciens. J'étais convaincu qu'elle raterait sur mon front, car j'avais grande confiance en mes Américains, mais je pensais avec un sentiment d'angoisse aux pertes qu'ils allaient subir sous ce feu d'enfer, et probablement aussi par les gaz.

Dés les premières nouvelles qui me parvinrent au lever du jour, le 15, je sus que l'ennemi n'avait pu passer qu'en deux points et que là, il n'avait pas réussi à dépasser la ligne des réserves d'avant-postes de la 3e D. U. S. L'ennemi était désormais cloué au sol. En outre, mes observateurs d'artillerie me faisaient connaître que le tir des pièces allemandes ne paraissait pas prendre les allures d'un barrage roulant, ainsi que cela aurait dû être, ce qui me fit penser que l'ennemi jugeait lui-même l'opération manquée, du moins devant mon corps d'armée (D'après des cartes détaillées saisies sur des officiers prisonniers, le barrage roulant aurait dû accompagner les assaillants jusqu'à la ligne qu'ils avaient l'ordre d'atteindre, à plus de 7 kilomètres au sud de la Marne. Ils en furent loin). Je ne savais rien de ce qui s'était passé ailleurs.

Grâce au Centre de renseignements avancé que j'avais créé à Viffort, non loin du Q. G. de la 3e D. U. S. et qui avait à sa tête le colonel Lemaitre, commandant ma cavalerie, je sus, heure par heure, ce qui se passait sur mon front durant cette mémorable journée. A la tombée du jour, un avion envoyé par lui venait survoler à très basse altitude la grande place de Viels-Maisons, devant mon bureau, et laissait tomber un message qui résumait les événements du jour et me donnait le dernier compte rendu avec l'emplacement exact de mes forces et le contour apparent de l'ennemi partout où l'on était en contact avec lui (De ce point de vue, le Centre de Renseignements avancé me fut surtout utile pendant la poursuite.).

I1 suppléa à la carence presque continuelle du téléphone des Américains qui plaçaient leurs fils à terre, fils constamment coupés par les obus ou rompus par le passage des voitures et même des troupes. Si nos braves camarades sont hors de pair pour leurs téléphones chez eux, en revanche ils avaient beaucoup à apprendre de nous pour les lignes de campagne que nous organisions avec autrement de soin et d'habileté et que nos équipes spéciales et entraînées réparaient sans délai sous le feu.

Ce qui s'était passé le 15 et ce qui se passa ensuite sur mon front, le voici.

Les Allemands avaient réussi, nous verrons tout à l'heure dans quelles pénibles conditions, à franchir la Marne en face des Américains sur deux points seulement, vers mon centre : devant Mézy et devant Fossoy.

Ils s'avancèrent bravement sous le feu des fusils et des mitrailleuses répartis dans la plaine, en essuyant de grandes pertes, jusqu'aux abords des bois et des localités tenus par les réserves d'avant-postes, mais ne purent progresser au delà.

Dans la nuit du 15 au 16, les Américains contre-attaquèrent et réussirent à repousser l'ennemi avec tant d'élan et d'intelligence qu'il fut positivement rejeté dans la rivière, laissant aux mains du vainqueur plus de 800 prisonniers et abandonnant sur le terrain, outre leurs morts, un assez grand nombre d'isolés ou de petites unités encerclées. Tout ce monde fit " kamerad " sans difficulté.

On prit des mitrailleuses, des minenwerfer légers, etc...

En outre, en sus des bateaux coulés par nos tirs (j'en parlerai tout à l'heure), les Allemands abandonnaient sur notre rive des bateaux intacts, ce qui prouve leur désarroi et les difficultés de leur rembarquement lorsqu'ils sentirent la partie perdue. Pendant toute la journée du 15, en effet, nos pièces ne cessèrent de tenir étroitement la rivière sous leur feu que venait doubler l'action de mitrailleuses rapprochées des rives.

Le 38e régiment américain à droite, le 30e au centre, le 7e à gauche firent des prodiges de valeur. Leurs pertes témoignent de l'ardeur de la lutte, de l'intensité du bombardement et de l'esprit de sacrifice qui animait ces braves soldats et leurs chefs. Ceux-ci avaient su saisir le moment opportun d'une irrésistible contre-attaque.

I1 y eut 25 % de morts ou de blessés au 38e régiment, 45 % au 30e. Le 7e fut moins éprouvé; car le front sur lequel il avait eu à s'engager était plus étroit. II garantit avec à-propos la gauche du 30e.

Pendant la bataille, la 39e D. I. française, à cheval sur la Marne devant Château-Thierry, ne fut pas attaquée, mais son artillerie, surtout celle de gros calibre, protégea la gauche de la 3e D. U. S. en battant la rivière et ses abords aussi loin que la portée le lui permettait.

L'action de toute l'artillerie de mon corps d'armée, bien orientée comme on le verra dans ce chapitre, fut d'autant plus efficace que, commençant vingt minutes avant l'heure H des Allemands, elle les surprit en plein au milieu de leurs derniers préparatifs, notamment au bord de l'eau.

Ainsi, au matin du 16 juillet, la 3e D. U. S. avait repris tout le terrain dont elle avait reçu la garde; elle bordait à nouveau la Marne, "les pieds dans l'eau" pour ainsi dire, comme avant l'attaque.

Mais il n'en était pas de même à la droite du 38e corps. Là se trouvait le 3e corps d'armée - général Lebrun - appartenant à la IXe Armée, général de Mitry. Conformément aux instructions du Haut Commandement, le 3e corps avait volontairement reculé jusqu'à sa ligne principale de résistance, en repliant tout son système d'avant-postes de sorte que l'ennemi avait pu s'avancer de plus de 3 kilomètres au Sud de la Marne. Or, c'était en partant de sa ligne principale que le général Lebrun voulait contre-attaquer. I1 ne put le faire le 15, de sorte que ma droite était menacée d'être tournée.

Cependant, la 125e D. I. française qui, ainsi qu'une brigade de la 28e D. U. S. m'avait été enlevée depuis le 12, au profit du 3e corps, tout en ayant été obligée de céder la Marne à l'ennemi, tint ferme sur la crête entre la Marne et son affluent le Surmelin (cotes 207 et 321, les Etangs, Ferme de Janvier). Il y avait un poste mixte franco-américain à la cote 207. Mais la 125e D. I., en reculant ainsi, avait ouvert deux passages à l'ennemi, l'un à sa gauche que ferma avec décision et à-propos le 38e régiment américain en disposant des unités en équerre face à l'Est, l'autre à sa droite par où une attaque dangereuse en arrière de mon flanc droit se prononça vers la clairière de la Ferme de Janvier et dans le bois de Condé. Je me hâtai dans l'après-midi du 15, d'envoyer la 73e D. I. française, général Leboq, mise temporairement à ma disposition avec quelques chars d'assaut, au-devant de l'ennemi dans la direction de Monthurel et de Celles-lès-Condé.

Cette offensive réussit, sinon à repousser complètement les Allemands, du moins à les contenir de telle manière que j'eus le temps de faire face au danger avec des éléments non engagés de mon corps d'armée, cavaliers, sapeurs, territoriaux, et enfin la brigade de la 28e D. U. S. qui me restait et me servait de réserve. Certes, tout péril n'était pas conjuré, mais l'ennemi sentant que la vaste opération entreprise était décidément manquée, s'arrêta.

Je tiens à dire que, tout en me pliant aux ordres du général Pétain sur la tactique à suivre désormais devant les attaques allemandes, je pus maintenir ceux que j'avais donnés à la 3e D. U. S. Ceci demande explication.

Quand on attaque, on cherche à démolir la première ligne de l'adversaire, le plus souvent sur une crête et à neutraliser les défenseurs par le canon. C'est la préparation d'artillerie. Si elle est efficace, l'assaillant ne trouve guère de résistance sur cette crête et il a ainsi conquis son premier objectif, en infligeant de fortes pertes à son adversaire.

Mais si celui-ci dégarnit volontairement sa première ligne, en n'y maintenant que des éléments de choix qui acceptent de se sacrifier, le cas échéant, éléments solidement organisés sur certains points, avec de bons abris, et qui se laisseront momentanément dépasser, l'assaillant tombe dans le vide et arrivé sur la crête, se trouve privé du secours immédiat de son artillerie laquelle allonge son tir, tandis qu'il est au contraire en butte aux feux d'infanterie et de mitrailleuses et au feu d'artillerie d'une ligne en arrière organisée ad hoc. De là pourront partir les contre-attaques qui profiteront de la désorganisation momentanée de l'assaillant et de sa déception. Ce sera la surprise. La défense aura beau jeu, car elle usera de deux armes contre une.

Telle est la tactique que le général Pétain prescrivit et qui réussit magnifiquement devant Reims et à droite, où, quoiqu'il en coûtât au commandement local, il fallut abandonner la belle ligne des Monts qui, depuis longtemps, avait été puissamment aménagée, et s'organiser sur des crêtes secondaires en arrière, et en contrebas.

Dès 1910, dans un ouvrage sur l'emploi tactique de la fortification de campagne, envisageant le rôle des principaux points d'appui d'une ligne de bataille défensive, ceux que l'on veut conserver à tout prix en attendant la reprise de l'offensive générale, j'avais précisément discuté cette question et conclu (sur un front restreint, il est vrai) à la tactique appliquée en grand en 1915. Je préconisais les lignes principales de résistance à contre-pente ou sur des crêtes secondaires en arrière, en expliquant le jeu de la contre-attaque avec deux armes contre une. Cette publication modeste eut cependant un certain retentissement non seulement en France, mais aussi à l'étranger. Elle eut quatre éditions.

Mais comme le 38e corps bordait la Marne, la rivière à traverser par l'ennemi sous le feu était pour lui un élément naturel de désorganisation, en particulier à cause de l'obligation d'écarter les moyens de franchissement (ponts, passerelles, etc.) les uns des autres, de sorte qu'une des conditions de réussite, et non la moindre, se trouvait (ipso facto) réalisée. Fallait-il alors appliquer littéralement le principe?

J'exposai mes idées à une réunion de la VIème Armée et demandai au général Degoutte, puisque j'étais le seul corps de son armée, bordant la Marne, de m'autoriser à conserver la ligne de résistance de mes avant-postes comme ligne de départ de mes contre-attaques. Le général, qui venait de nous donner connaissance des instructions du général Pètain, ne put m'autoriser à y contrevenir. I1 rendit compte au général Pétain qui vint quelques heures plus tard à mon Q. G., examina sur une carte à grande échelle la répartition de mes troupes et me donna l'ordre impératif de diminuer de moitié les effectifs de mes avant-postes. J'obéis, mais comme les compagnies américaines avaient un effectif double des nôtres, ma ligne de réserve des avant- postes restait forte et je ne changeai rien aux instructions que j'avais données au général Dikmann, pensant qu'avec l'esprit offensif de ses troupes, et leur ardent désir d'aborder l'ennemi, elles sauraient saisir le moment favorable de la contre-attaque, laquelle partirait tout naturellement de la ligne de résistance des avant-postes, pour rejeter immédiatement l'ennemi dans la rivière. C'est ce qui eut lieu et le succès fut complet.

Nous avions eu devant nous trois divisions allemandes qui faisaient partie de leur Ve Armée, général von Boehm, savoir : la 10e division de landwehr en secteur de Gland à Chartèves, la 10e division active qui traversa cette dernière pour l'attaque et la 36e division active qui, en secteur de Chartèves à Passy-sur-Marne, combattit à la fois contre la 3e D. U. S. et la 125e D. I. C'est cette 36e division qui avait réussi à faire passer la Marne à un bataillon au moment où je prenais le commandement, et c'est elle, par conséquent, qui me fournit les prisonniers que j'eus le plaisir de faire défiler au pas de parade devant le général Dikmann, le jour de son arrivée à Viels-Maisons.

Les régiments de ces trois divisions, notamment les régiments de grenadiers, subirent des pertes considérables au moment où ils abordaient la rivière pour la traverser.

J'avais fait moi-même la reconnaissance de la Marne en ce qui concernait les points de passage probables et les moyens que l'ennemi serait sans doute amené à employer suivant le plus ou moins de difficultés à aborder ces points. Ayant commandé un régiment de pontonniers, j'avais quelque compétence dans la question. Cette reconnaissance était facile, car, des crêtes souvent boisées que nous occupions au Sud de la rivière, rien n'échappait à ma vue du cours et des méandres de la Marne, non plus que du caractère de ses abords sur la rive que tenait l'ennemi. Je pus ainsi déterminer, avec beaucoup de chances de ne pas me tromper, les endroits où il pourrait amener ses bateaux d'équipages de ponts sur leurs haquets, ceux où il lancerait des passerelles préparées à l'avance, démontées et portées à bras au bord de l'eau, ceux enfin où il serait obligé de passer en barques ou en radeaux.

Ma conclusion fut qu'il fallait, en cas d'attaque, concentrer les tirs des gros canons sur ces points, au lieu de faire simplement des tirs de barrage ou d'arroser indistinctement toute la rivière. Mon artillerie de campagne tirerait sur les débouchés des bois, localités et fermes, conduisant à la rivière et sur les couverts plus ou moins éloignés où se feraient, sans doute, les rassemblements. Des pièces à longue portée, même isolées, ou des mitrailleuses enfileraient les courbes de la Marne et j'avais, comme je l'ai dit, prévu l'usage que l'ennemi ferait de nuages de fumée pour masquer ses opérations de traversée, de sorte que mon artillerie, faisant à l'avance, ses réglages, et de jour était capable d'atteindre ses objectifs, même en pleine nuit.

Or, c'est bien ce qui se produisit : obscurité de la nuit et, au matin, nuages de fumée. Mais je ne m'étais pas trompé dans le choix présumé des points de passage ou du moins de presque tous, surtout de ceux qui devraient servir d'une part à l'amenée au bord de l'eau des bateaux d'équipage sur leurs haquets attelés, et d'autre part au lancement des passerelles. Je pus constater moi-même, en visitant le 22 juillet la rive droite de la Marne devant mon front, le mal que j'avais fait à l'ennemi, et combien j'avais entravé ses opérations. Et pourtant il avait pu, en rentrant dans ses lignes, faire disparaître les cadavres et bien du matériel encore utilisable.

Je vis une passerelle entièrement démolie, des bateaux d'équipage à la dérive, échoués dans les roseaux et, à un endroit, les débris de plusieurs haquets à bateaux, des équipements de toute sorte, des chevaux éventrés encore dans leurs traits, enfin, preuve absolument flagrante d'une surprise totale, un attelage qui, certainement affolé, s'était précipité dans la rivière. On voyait les deux chevaux de tête noyés, leurs croupes seules hors de l'eau, les deux chevaux suivants couverts de sang et morts tout attelés sur le talus, le haquet qu'ils traînaient criblé de coups.

Je vis le barrage de Mont-Saint-Pére retenant des barques et des nacelles à moitié chavirées, des poutrelles, des madriers, et au milieu de ces débris, des cadavres d'hommes et de chevaux mêlés à des centaines de poissons tués par les explosions et que le courant avait entraînés là; leurs écailles scintillaient au soleil.

Plusieurs prisonniers nous dirent que nos tirs d'artillerie avaient coulé, vers Chartéves, quatre bateaux d'équipage, avant même qu'on ait pu les utiliser et que, entre Chartèves et Jaulgonne, huit de ces mêmes bateaux avaient été atteints pendant la traversée, dont cinq coulèrent avec leurs charges de 18 hommes chacun.

Et tout cela, je ne saurais trop le redire, en pleine nuit. Dés le 16, je fis prendre des photographies par avions survolant à pic la Marne pour une bonne vision du fond. Ces photographies, très bien venues, nous permirent de voir les bateaux coulés gisant sous 2 ou 3 mètres d'eau. Sur l'une d'elles, on put compter cinq bateaux coulés côte à côte, sans doute les bateaux chargés dont il est question plus haut En dénombrant, aussi bien les bateaux coulés que les échoués et les abandonnés, on arrivait au chiffre de 22 ou 23 visibles sur les photos. On peut supposer que les Allemands utilisèrent les embarcations de quatre équipages divisionnaires de pont. Or, chacun de ces équipages comprend 12 demi-bateaux que l'on ajuste ensemble, soit six bateaux; le total fait 24.

On ne lance un pont avec le matériel d'équipage que lorsque l'on veut faire passer l'artillerie et les convois, c'est-à-dire quand l'infanterie a conquis un grand espace de terrain au delà de la rivière, et ce ne fut pas le cas, mais les bateaux servent, en attendant, de moyens de transport à travers l'obstacle.

La soirée du 16 et les journées du 17 et du 18 se passèrent assez tranquillement devant nous. Le 18 au soir, nous apprenions la victorieuse attaque de Mangin sur le flanc de la poche de Château-Thierry. Nous sentions tout proche le moment où nous allions à notre tour courir sus à l'ennemi. Je n'avais pas attendu, tant s'en faut, ce moment pour m'y préparer.

Un vieux proverbe français dit " Commander, c'est prévoir." Je m'y suis toujours conformé, autant que je l'ai pu. Aussi, dés le début de juillet, alors que la situation était pourtant nettement défensive, je songeais à la reprise éventuelle de l'offensive. J'étais privé de mon équipage de pont que j'avais ramené du Nord On me l'avait pris, bien à tort, au profit du Gouvernement de Paris. Je n'avais donc aucun moyen de franchissement à ma disposition immédiate. Mais dès le 8 juillet, j'avais donné l'ordre au colonel Connétable, commandant du génie du corps d'armée, de réquisitionner en aval de Château-Thierry, même en allant très loin s'il le fallait, tout ce qu'il pourrait découvrir d'embarcations, bachots, barques, canots, yoles, même des périssoires, ainsi que du matériel de platelage, c'est-à-dire des poutrelles, des madriers, des planches, des cordages, etc., de réunir tout cet approvisionnement sur la Marne, en un point que j'avais choisi à 14 kilomètres à l'ouest de Château-Thierry, d'y monter deux passerelles légères de 70 mètres chacune, enfin lorsque leur construction serait terminée et le matériel bien ajusté, de les démonter en éléments transportables par camions.

Le 18, je mis vingt camions à la disposition du colonel Connétable. Pendant les nuits du 18 au 19, du 19 au 20, du 20 au 21, tout ce matériel démonté fut transporté et mis à l'eau dans un bras de la Marne, dit fausse Marne, qui traverse le faubourg de Château-Thierry que nous occupions.

Les avions ennemis découvrirent naturellement ma flottille qui fut bombardée et subit des dommages Je m'y attendais, mais je pensais bien que tout ne serait pas démoli et que je trouverais sur place de quoi faire les réparations nécessaires, ce qui eut lieu en effet. En outre, la 39e D. I. préparait une passerelle sur radeaux de tonneaux, et la 3e D. U. S. des passerelles sur radeaux de bidon de pétrole vides (On ne les lança qu'au moment opportun.).

Je réclamai avec tant d'insistance mon équipage de pont qu'on m'en envoya un, puis un second un peu plus tard. Plus tard encore, au début de la reprise de l'offensive, je reçus de quoi faire des ponts renforcés pour le passage de l'artillerie lourde et des camions.

J'étais donc paré pour la marche en avant, comme je l'avais été contre l'attaque du 14 juillet.

Enfin, dans l'après-midi du 20, nous reçumes l'ordre de traverser la rivière. La 39e D. I. utilisant ceux des ponts fixes en aval de Château-Thierry que nous avions réparés, rassemblait, sur la rive droite les éléments qu'elle avait encore sur la rive gauche et s'emparait sans difficulté de la cote 204 dont elle n'occupait pas tout à fait la crête auparavant. Le 21, au point du jour et, sans rencontrer de véritable résistance, elle traversait la ville évacuée par l'ennemi, empêchant les détachements qu'il y avait laissés d'y mettre le feu, préparé en divers endroits, et pénétrait dans le bois du Barbillon rempli de matériel abandonné (en particulier des pièces de position et une grande quantité de munitions). Le soir, toute la division avait progressé d'un seul bond, de 24 kilomètres. Les Allemands avaient délibérément battu en retraite.

En même temps, la 3e D. U. S. franchissait la Marne. On se servit de barques pour faire passer les premiers éléments. Mes deux passerelles, celle de la 39e D. I. et un système d'échelles agencé sur les ruines du pont du chemin de fer, (pont en ciment armé à l'extrémité est de la ville), fonctionnèrent, le 21, savoir : les échelles à 8 h. 15, la passerelle de Chierry à 10h.30, et celles de Château-Thierry à midi. Le génie de la 39e D. I. entamait alors avec le concours d'une compagnie du génie de la 28e D. U. S. un pont de pilots légers destiné à l'artillerie de campagne; ce pont fut terminé dans la soirée du 22. Pendant ce temps, dès le matin du 21, le génie de la 3e D. U. S. avait lancé ses deux passerelles, l'une entre Fossoy et Gland, l'autre devant Chartèves. Le soir du 21, il en établissait deux nouvelles à Fossoy et Mézy et commençait la construction d'un pont de bateaux avec les pontons d'équipage abandonnés par l'ennemi.

Le mouvement de mes troupes affecta les allures du mouvement "A gauche en bataille", dégageant au fur et à mesure la droite de mon corps d'armée et la gauche du 3e corps, mon voisin (Le 3e corps franchit la Marne à partir du 22. Il y mit quatre jours et ne fut aligné sur le 38e corps que le 26).

L'artillerie de la 39e D. I. était presque en entier sur la rive droite. Celle des Américains ne se présenta pas assez vite au pont que j'avais préparé pour elle, par suite d'ordres donnés trop tard par l'état-major de la 3e D. U. S, mais ce retard n'eut pas de conséquences sérieuses. Elle passa à 23 heures dans la nuit du 20 au 21 sur le pont d'équipage que j'avais fait lancer au nord de Blesmes. Une partie de cette artillerie fut maintenue provisoirement vers ma droite pour appuyer la progression de la gauche du 3e corps.

Alors commença la poursuite.

La zone qui m'était affectée se rétrécissant vers le Nord, la 39e D. I. me fut bientôt enlevée. De mes trois divisions américaines, la 3e fut d'abord seule en tête. Les deux autres (28e et 32e) voulaient aussi leur part du front de combat, mais il était trop étroit. Aussi je ne pus les engager qu'après la 3e. Je n'avais qu'une seule route carrossable dans le sens de mon axe d'attaque. Or, si nos Alliés avaient l'élan et la bravoure, et acquéraient de jour en jour la capacité manoeuvrière, en revanche, même la 3e division qui était une division active, ignoraient presque tout de la discipline de route, et envoyaient au front, pour les ravitaillements en munitions et en vivres, tous leurs camions à la fois, au lieu de se borner à l'envoi du nécessaire que les corps de troupe eussent dû faire connaître à temps. Comme, d'autre part, ces camions étaient d'un modèle énorme, ma route était constamment embouteillée et les déplacements rapides de l'artillerie, qui ne pouvaient pas toujours se faire à travers champs, se trouvaient extrêmement gênés. Je dus intervenir fréquemment pour mettre de l'ordre. Exemple : Un jour, mon auto fut arrêtée par une batterie de la 36 D. U. S, qui attendait sans doute, depuis longtemps, le dégagement de la route, étroite à cet endroit. Les canonniers avaient mis pied à terre et se reposaient sur les talus. Comme l'arrêt avait dû être brusque, des chevaux haut-le-pied ou légèrement blessés attachés derrière les caissons s'étaient mis carrément en travers du chemin pour ne pas être bousculés par les attelages qui les suivaient. En outre, des chaises emportées par le personnel étaient placées sur les accotements. Assis sur l'une d'elle, un canonnier se faisait raser tranquillement, les jambes allongées sur la chaussée. I1 se contenta de ramener ses jambes de côté pour me laisser passer quand j'eus réussi à faire déplacer les chevaux qui me bouchaient la route.

Quoi qu'il en fût, les actions offensives furent poussées énergiquement, et je m'y employai constamment allant aux P. C. de combat des brigadiers et des colonels, qui acceptaient généralement les conseils que je leur donnais, sur le terrain, pour venir à bout des difficultés de leur tâche.

Ma cavalerie patrouillait loin en avant.

Son chef, le colonel Lemaître, dirigeait toujours avec intelligence le Centre de renseignements avancé, le déplaçant quand il le fallait et me tenant constamment au courant, par l'intermédiaire de mon état-major. Mon aviation montrait beaucoup d'activité et d'audace. Le P. C. du colonel Lemaître était aussi exposé que celui des commandants de troupes en ligne. Pendant que des cavaliers prenaient livraison de pigeons voyageurs à l'une des voitures de mon colombier militaire, un obus tua un adjudant, blessa grièvement deux cavaliers et abattit plusieurs chevaux.

A plusieurs reprises, l'ennemi s'était fortement retranché, et il fallut manoeuvrer, malgré l'étroitesse de la zone qui m'était impartie. II en fut ainsi au Charmel, le 26, et sur l'0urcq, le 28. Là, l'ennemi parut avoir l'intention de nous arrêter sérieusement.

Au Charmel, les 4e et 30e régiments de la 3e D. U. S. se distinguèrent. Sur l'0urcq, le 4e, encore, exécuta avec succès les manoeuvres que j'avais prescrites sur Ronchères et un bois au N. et qui obligèrent l'ennemi à abandonner la rivière. Nous fîmes alors des prisonniers de quatre divisions différentes, parmi lesquelles la 39e et la 5e division de la Garde. Cela indiquait chez nos adversaires d'abord un important renforcement et aussi sans doute, un mélange d'unités dû sûrement à leur pertes et à leurs désarroi.

Le 28 au soir, je fis relever la 3e D. U. S. par les deux autres, en ayant soin de les échelonner chacune dans une zone déterminée, les chemins devenant plus faciles et pouvant servir en dehors de notre unique grande route.

Le 1er août, la cote 230 au Nord de Cierges était conquise. Le 2, les Allemands battaient délibérément en retraite sur la Vesle, qu'ils commençaient à passer le 3, après avoir solidement organisé Fismes où ils avaient plusieurs ponts.

Outre le service intense et constant de reconnaissances et de patrouilles que fit le 10e chasseurs, depuis le 21 juillet, en avant de mes divisions, au profit du Centre de renseignements avancé, une partie de ses escadrons et ses deux sections de mitrailleuses eurent l'occasion de prêter un appui direct aux Américains dans plusieurs circonstances des combats (en mettant des cavaliers à pied), notamment dans les forêts, car les Américains désorientés ne connaissaient pas la tactique à employer sous le couvert des bois. Des officiers du 10e chasseurs allèrent placer eux-mêmes des mitrailleuses américaines à proximité immédiate de l'ennemi.

L'un d'eux en s'y employant, le lieutenant de Tournadre, fils d'un général de mes amis, fut tué, ainsi qu'un maréchal des logis. Il venait de faire 20 prisonniers.

L'attaque de Fismes, le 3 août, mérite un court récit.

Comme l'ennemi s'en allait assez vite, le 2 et le 3 dans la matinée, et que je recevais de bonnes nouvelles, j'espérais que les Américains garderaient rigoureusement le contact et entreraient à Fismes sur les talons des Allemands, le 3 vers la fin de l'après-midi. I1 n'en fut rien. Le mouvement sembla se ralentir. A 16 heures, je partis en auto pour me rendre à Dravegny, à 10 kilomètres au S. de Fismes, P. C. du commandant de la brigade de la 32e D. U. S. qui était en tête. Je ne parvins que difficilement au village à 18 heures, toujours à cause de l'embouteillage. Les obus tombaient sur les voitures entassées dans les rues. Le général (je ne me rappelle plus son nom) était dans une maison de la place. C'était un général de cavalerie de l'armée active, un homme superbe, plein de sang-froid et l'air extrêmement intelligent et énergique. Je lui demandai ce qui retardait la prise de Fismes. Il me dit :

- " Je suis prêt à l'attaquer, mais j'attends mon artillerie. "

Je lui répondis à peu prés textuellement ceci :

- " Ne comptez pas sur votre artillerie d'ici longtemps; la route est trop encombrée pour qu'elle puisse passer. Mais les Allemands n'ont plus à Fismes qu'une arrière-garde qui protège les ponts pendant qu'on prépare leur destruction, cela me parait évident. Les obus que nous recevons en ce moment sont tirés des hauteurs de la rive droite de la Vesle avec du 105 probablement, étant donnés la distance et le bruit des sifflements et des éclatements. Toute leur artillerie a passé la rivière. Dès que l'ennemi sentira ses communications menacées, il cédera. J'en conclus qu'il ne faut pas appliquer ici les principes d'une attaque régulière avec déploiement et préparation d'artillerie et qu'il faut s'adapter aux circonstances. Tandis que vous occupez l'ennemi sur les lisières de la ville, formez une demi-douzaine de petits détachements, commandés par qui vous voudrez, fût-ce un cow-boy, mais munis chacun d'une ou deux mitrailleuses. Qu'ils aillent en amont et en aval de Fismes le long de la rivière, de manière à apercevoir un pont. Alors ils mitrailleront ce pont, qu'il y ait ou non du monde dessus, et vous verrez que l'ennemi déguerpira en vitesse, pour ne pas voir sa retraite coupée, et si vite même que la destruction des ponts pourra se faire mal et qu'il vous en restera peut-être un intact ou insuffisamment détruit, donc aisément réparable. Faites cela avant que l'obscurité empêche de voir les ponts. "

Le général parut enchanté de ma suggestion et me dit qu'il allait immédiatement donner ses ordres. C'était un vrai soldat, qui comprenait qu'à la guerre, il faut savoir souvent se débrouiller sans s'occuper de la grande tactique.

Je rentrai à mon Q. G. de Mont-Saint-Père ayant bon espoir quant à la réussite. A Mont-Saint- Père, je trouvai un ordre du G. Q. G. m'enjoignant de passer le commandement des trois divisions américaines, formant désormais le 3e corps américain, au général de division Bullard déjà arrivé. Je pouvais le faire avec honneur, car je lui remettais ses divisions en pleine victoire

En rentrant tout seul à mon domicile particulier, en peine nuit, je m'éclairais de temps en temps avec une lampe électrique de poche, tant les rues étaient encombrées de débris et crevées de trous d'obus. Soudain une interjection brutale en anglais m'arrêta. J'éteignis ma lampe et aperçus vaguement devant moi, à quelques pas, un factionnaire américain qui me mettait en joue. J'étais devant le Q. G. du général Bullard. Un peu interloqué, je dis : " French général.

Mais le factionnaire, tout en abaissant son arme, me fit le signe impérieux de ne pas bouger, et appela le chef de poste, un sergent qui vint me reconnaître, et qui appela à son tour un officier. Ce dernier parlant français, tout s'expliqua.

Le général Bullard s'était installé dans la villa en ruines de l'illustre peintre Lhermitte, villa que j'avais été voir. J'avais constaté que le bel atelier du peintre avait été saccagé par les Allemands qui s'étaient emparé de tout ce qui ornait les murs, tableaux, gravures, etc., et aussi des meubles. Il ne restait plus qu'une vieille armoire, toute démantibulée, dans laquelle ils avaient entassé tout ce qui leur avait paru sans valeur. Or j'y trouvai des livres rares, de vieilles gravures, des études de Lhermitte et surtout de nombreux papiers de famille auxquels il devait tenir. J'en fis remplir trois caisses que je fis déposer à son nom à la sous-préfecture de Château- Thierry, de fis ensuite un dessin de la villa et du jardin montrant l'état dans lequel ils étaient.

Je passai une partie de la nuit avec mon État-major pour préparer notre départ et j'appris l'heureuse issue de l'opération sur Fismes. Un pont, comme je le pensais, restait aux mains de la 32e D. U. S. Mais je n'avais plus la conduite des combats et je sus plus tard que les Américains, perdirent un temps précieux à attendre leur artillerie pour forcer le passage de la Vesle. Cela n'empêcha pas le 3e corps américain de continuer vigoureusement la poursuite sous les ordres du général Bullard, au delà de la rivière.

Comme je l'ai dit, mes Américains étaient arrivés sur la Vesle, les premiers de toute la VIe armée.

Le 38e corps, depuis le 15 juillet, avait fait 1.500 prisonniers pris 13 canons de campagne, deux pièces de gros calibre, des centaines de mille de projectiles et de gargousses, beaucoup de matériel de toute sorte et plus de vingt bateaux d'équipage.

Les pertes avaient été de l'ordre de 4500 hommes, dont les quatre cinquièmes Américains. Lors d'une réunion, provoquée par le général Pétain, au Q. G. du 1er corps américain - général Ligget - notre commandant en chef faisait remarquer à ce dernier que les pertes des Américains étaient beaucoup plus considérables, pour des opérations analogues, que celles des Français, et que cela devait tenir à ce que les Américains ne se défilaient pas assez au cours des marches d'approche.

ORDRE GÉNÉRAL DU 38ème CORPS D'ARMÉE, LE 3 AOÛT 1918

"Au moment de passer le commandement du secteur de bataille au général Bullard, commandant le 3e corps de l'Armée Américaine, le général de Mondésir, commandant le 38e corps français, adresse tous ses remerciements aux troupes magnifiques des 28e et 32e D. U. S., qui, pendant la poursuite encore en cours, ont montré autant de bravoure que de valeur technique.

Ni les pertes, ni les fatigues, ni les privations dues aux difficultés de ravitaillement pendant les marches et combats de cette période, n'ont jamais entamé leur excellent moral, leur élan et leur ardeur guerrière.

Le général de Mondésir est fier d'avoir commandé ces unités. I1 espère les avoir un jour a ses côtés comme camarades dans notre lutte commune."

Ensuite, aux ordres du général Bullard, elles continuèrent à mériter les éloges que ni leurs chefs, ni le Haut Commandement français ne leur managèrent.

Je quittai avec regret mes Américains. Mais j'étais content de nos succès. La victoire est pour un soldat un philtre enivrant. On ne sent plus sa fatigue ni sa peine. On vit double, et sans trouver, comme le disent insolemment les Allemands, la guerre "fraîche et joyeuse", on a le sentiment que les pertes et les deuils sont compensés par la fierté d'avoir honorablement contribué à la délivrance de sa patrie.

A la suite de ces opérations victorieuses, je fus complimenté, d'abord, par le Président de la République à Château-Thierry, où il vint le 25 juillet, récompensé ensuite par une citation du général Degoutte, commandant la VIe Armée, et enfin, à Chantilly, le 31 mars 1919, je reçus des mains mêmes du général Pershing, la médaille des "Services distingués" américaine, décoration qui ne fut pas prodiguée.

Je devais ressentir la même joie intérieure trois mois plus tard sur l'Aisne et en Argonne. Le témoignage d'un ennemi, surtout d'un ennemi de valeur, à toujours un grand intérêt.

Voici celui que porte sur les Américains, le général von Ludendorff dans son récit des deux batailles de la Marne (Payot, 1928) :

"... Quand le soldat américain fit son apparition sur le front, il ne se montra pas très expérimenté, mais il était entièrement désireux de combattre, et même imprudent, et d'une énergie nerveuse qui paraissait sans limite.

Restait à savoir si les nouvelles D. U. S. qui ne s'étaient pas encore battues seraient aussi bonnes que les troupes régulières qui avaient renversé la situation à Château Thierry"

Remarquer ces mots : "renversé la situation". Les seules troupes régulières étaient celles de la 3e D. US

TIRS ORDONNÉS A L'ARTILLERIE DU 38ème CORPS D'ARMÉE

A) (Indépendamment des tirs classiques de barrage à la demande de l'infanterie, des tirs de contrebatterie et des tirs contre avions). Tirs de harcèlement sur les points intéressants comme les carrefours de routes, notamment en forêt, les ravins défilés, etc., où l'ennemi était forcé de passer avec des voitures.

Ces tirs se faisaient avec des batteries ou des sections dites "baladeuses", qui allaient occuper, à la brune, des positions parfaitement camouflées, aux abords également camouflés ou naturellement masqués. Elles y restaient le lendemain, rentrant à la nuit, tombante, à leurs groupes. Pour être certain que l'ennemi n'arriverait jamais à les découvrir, je les faisais changer souvent d'emplacement et je faisais prendre journellement par avion des photos pour vérifier que ces emplacements ne se distinguaient pas du paysage environnant et qu'il n'y avait pas de piste visible. Je communiquais ces photos aux artilleurs et je me montrais très sévère pour l'inobservation de mes ordres. Ces batteries ou sections m'ont rendu de grands services - nous le sûmes par les prisonniers - et ne furent jamais assujetties à un tir réglé de l'ennemi.

B) Pour le moment de l'attaque :

- 1 Tirs sur les lisières des bois ou des couverts d'où devait sortir l'ennemi;

- 2 Tirs de concentration de tous calibres sur les points de la Marne que j'avais désignés après mes reconnaissances;

- 3 Tirs d'enfilade sur les boucles capricieuses de la rivière, avec des pièces à longue portée, même isolées, et des mitrailleuses.

- Tous ces tirs devaient pouvoir être faits en pleine obscurité, que ce fût la nuit ou dans les nuages artificiels, les réglages faits de jour bien entendu.

TRAVAUX DU GÉNIE

Sous la direction du Colonel Connétable qui eut à sa disposition les compagnies du Génie françaises du Corps d'armée et de la 39e D. I., deux compagnies du Génie de l'Armée et les compagnies du Génie américaines, les passages suivants furent exécutés :

- 1 Sur la Marne, le 21 juillet à midi, quatre passerelles. Le même jour, à 23 heures, un pont d'équipage du type normal pour l'artillerie de campagne, les voitures attelées, les autos de tourisme et les camionnettes.

Le 22 juillet à midi, quatre passerelles et un pont d'équipage renforcé pour toutes voitures et camions jusqu'à 8 tonnes et demie. Le même jour, à 18 heures, un pont de pilotis léger pour toutes voitures jusqu'à 1.500 kilos sur deux essieux. Le 23 juillet, à 0 heure, un second pont d'équipage du type normal.

Enfin, le 25 juillet à midi, un second pont d'équipage, type renforcé, et un pont sur chevalets- palées, pour toutes voitures ou camions jusqu'à 8 tonnes. Le rendement était donc considérable et des consignes sévères réglèrent la circulation, à sens unique en général. .

- 2 Des ponceaux sur l'0urcq et le Ru de Brasles.

- 3 Réparations des routes volontairement endommagées par l'ennemi : comblement de grands entonnoirs et de puits de mines, déchargement de fourneaux de mines non explosées, etc...


RÉSULTATS OBTENUS PAR NOS TIRS EN PLEINE NUIT D'APRÈS DES INTERROGATOIRES DE PRISONNIERS FAITS PAR LA 3ème D.U.S. LES 15 ET 16 JUILLET 1918

Prisonnier du 38e régiment (10e division active).

Nos tirs de contre-préparation sur les lisières des bois au N. de la Marne, tout particulièrement sur celles du Bois du Barbillon, ont provoqué du désordre et un indescriptible mélange d'unités. Le tir portait sur l'endroit exact du débouché du 398e Un sous-officier a compté: 40 morts autour de lui.

Prisonnier du 6e grenadiers (10e division active).

Le feu des mitrailleurs américains empêcha, dès le début, la progression de l'infanterie allemande. Les 5e et 6e compagnies se sont réfugiées dans un fossé où elles ont été prises à revers, capturées ou détruites.

Cinq ou six des pontons (bateaux d'équipage) ayant été coulés par nos tirs de concentration avant tout usage, l'attaque d'un bataillon fut retardée de plus d'une heure.

Prisonnier du 175e régiment (36e division).

Vers 4 heures du matin, le 2e bataillon se porte à la lisière du Bois de Jaulgonne avec l'intention de passer la Marne. Nos tirs de concentration ont empêché l'accès de Jaulgonne et de la rive Nord de la rivière. Le bataillon se jette dans le ravin d'Argentol et s'en va essayer de passer du côté du Château de Barzy. Le prisonnier dit qu'au régiment voisin, le 5e grenadiers, cinq pontons ont été coulés avec leur chargement de 18 hommes. (On va voir ce renseignement confirmé plus loin par un prisonnier du 5e grenadiers.) I1 ajoute qu'il a constaté de grosses pertes de l'artillerie dans la forêt de Ris et qu'il a vu en passant dans le ravin d'Argentol, une batterie dont les quatre pièces étaient démolies.

Officiers du. 6e grenadiers (10e division active).

Impression profonde faite par la façon dont se battent les Américains. Ils parlent de leur bravoure, de leur mordant et de leur mépris du danger. L'un de ces officiers ajoute : "Nous serons obligés de compter avec des troupes aussi bien armées et animées d'un pareil esprit."

Un autre déclare que la 3e compagnie de mitrailleuses du régiment disposait de quatre pontons. Ils ont été rendus inutilisables avant toute opération par nos tirs d'artillerie

Prisonnier du 5e grenadiers (36e division).

Cinq pontons ont coulé avec leur chargement plein de 18 hommes. Peu ont pu s'en tirer.

Prisonniers de divers régiments.

Les pauvres grenadiers ont été exterminés; il n'en est pas resté 60 hommes. (Les prisonniers exagèrent toujours les pertes.)

D'un jeune aspirant du 175e (36e division), qui donna des détails très intéressants, confirmant les interrogatoires précédents.

Au sujet des renforts : pour compenser les pertes subies par le 3e bataillon, lors du premier passage de la Marne (attaque du 2 juin, 100 prisonniers des 10e, 11e et 12e compagnies), toutes les compagnies du régiment ont passé quelques hommes à ce bataillon qui a également reçu 80 hommes venus du dépôt de Graudenz, vers le 18 juin. Dans ce renfort, se trouvaient quelques hommes d'un régiment de cavalerie dissous.

Au sujet des intentions de l'ennemi : le 17 juillet (après l'échec) l'ordre est arrivé au régiment de s'organiser sur le terrain et de résister sur place.

Le prisonnier croit à une relève prochaine de la 36e division par une autre, qui serait déjà dans la région. Dans tous les cas, sa division serait complètement usée et aurait eu au moins 60 % de pertes.

L'échec du 15 juillet et la résistance des Américains ont eu un effet démoralisant sur la troupe.

COMMENTAIRES SUR LA CARTE ALLEMANDE DÉCRIVANT "FEUERWALZE"

Ce croquis a été fait, à l'aide d'une carte de "Feuerwalze" (barrage roulant) à grande échelle, trouvée sur un officier allemand fait prisonnier par les Américains devant Fossoy, la nuit du 15 au 16 juillet 1918. Cette carte donnait :

- 1 (Sans doute d'après des photographies d'avion, et assez exactement), les positions tenues par les Américains - avant-postes et lignes successives de défense - notamment les emplacements de mitrailleuses au bord de la Marne et sur le talus du chemin de fer;

- 2 Par courbes équidistantes de 150 mètres environ, la marche du barrage roulant, de dix en dix minutes, depuis la Marne jusqu'à une profondeur moyenne de 8 kilomètres. C'est là que l'ennemi comptait parvenir dans la matinée du 16. Le tir préparatoire à l'attaque commença à 0 h. 10 (heure française) (J'ai dit comment nous avions nous-mêmes devance ce tir.). Le feuerwalze qui accompagnerait les assaillants, en les précédant, après le passage de la Marne, débuta à 3 h. 50 du matin. Les Allemands supposaient donc qu'ils auraient eu le temps de traverser la rivière entre 0 h. 10 et 3 h. 50, pour se lancer aussitôt à l'attaque sur notre rive;

- 3 En sus des obus toxiques, des obus explosifs et des obus de gros calibre (destructions, écrasement et asphyxie des défenseurs), le croquis montre que l'ennemi avait prévu des tirs d'obus fumigènes sur des zones judicieusement choisies, soit celle des réserves d'avant-postes, soit les zones difficiles à traverser et les pentes dangereuses à gravir ou à descendre sous notre feu, par exemple, la plaine culminante (cotes 233, 235) au centre de notre ligne principale de résistance, et les fortes pentes de la rive droite du Surmelin par lesquelles une partie de la 36e division devait nous prendre en flanc, pentes que nous battions aisément. La comparaison des cotes des vallées et des hauteurs qui les bordent fait voir que la Marne et le Surmelin coulent au pied de collines d'environ 150 mètres d'élévation. Les bois couronnent les crêtes visibles d'en bas.

Exemple : Gland est à la cote 60, et, derrière, on lit les cotes 192 et 227.

COMMENTAIRES SUR LE CROQUIS DES TÊTES DE PONT ALLEMANDES

Au lieu d'arriver à la limite prévue du terrain qu'il voulait conquérir, l'ennemi, devant le 38e C. A., - en raison de l'excellent tir de nos pièces et des ordres que j'avais donnés pour contre- attaquer en partant de la ligne des réserves d'avant-postes - ne réussit qu'à faire deux pointes, l'une devant Fossoy, l'autre devant Mézy le 16 au point du jour. Dans la journée du 16, les Américains avaient rejeté ou pris l'ennemi qui avait passé la rivière et bordait à nouveau la Marne avant le soir.

Mais comme le 3e C. A., à ma droite, avait strictement obéi aux instructions du Haut Commandement et abandonné volontairement le terrain en avant de sa ligne principale de défense, il en résulta pour moi la situation angoissante que révèle le croquis. Ma droite était fortement menacée. Les attaques que j'explique dans le texte de mon récit et que j'ai figurées, réussirent à arrêter les Allemands et je parai ainsi au danger.

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