LA 62ème DIVISION EN RÉSERVE DE LA 6ème ARMÉE

dimanche 21 juillet

La journée du dimanche 21 juillet se passe en chemin de fer; notre voyage s'effectue dans une atmosphère de victoire et est jalonné par d'excellentes nouvelles : à Bar-sur-Aube nous apprenons que les Allemands ont repassé la Marne; à Troyes, on nous annonce que Château-Thierry est repris et que nous y avons fait 4000 prisonniers. Les journaux annoncent qu'on a déjà fait 20.000 prisonniers et pris 400 canons. Aussi notre seconde nuit en chemin de fer est-elle bercée par les plus beaux rêves. C'est cette fois, espérons-le, l'offensive libératrice.

22 juillet

Le 22 juillet à 5h 30 du matin, nous débarquons à Nanteuil-le-Haudouin. Nous montons aussitôt en auto et nous traversons une partie de la belle forêt de Villers-Cotterêts pour nous rendre à Chavres où est l'É.-M. de la D. I. avec l'I. D. Je trouve le général Girard dans un petit château abandonné; il me dit que les bonnes nouvelles continuent: on avance toujours, l'ennemi est en retraite sur toute la ligne. La 62e D. I. est en réserve du G. Q. G.

Je m'installe avec mon État-major dans une grande ferme, qui a été pillée en partie. Le capitaine Trocmé, retour de permission, nous rejoint dans la soirée. Dans l'après-midi je pars en auto, avec de Boury voir mes régiments. Je m'arrête d'abord à Ivors, où est le colonel du 338e. Puis nous traversons la forêt et par Vez, où il y a un joli château dominant la vallée, nous allons à Bonneuil-en-Valois. Là se trouve en effet l'E.-M. de la ,Xe armée (Mangin) à laquelle nous devons être affectés et je vais aux nouvelles auprès de mes camarades de l'École de Guerre, le colonel Hergault et le lieutenant-colonel Hellé, chef et sous-chef d'E.-M.. Je vois aussi les commandants Bonnejoy et Loos. Ce dernier (un ancien de la 11e D. I.) m'apprend les succès du 26e R. I. qui a pris une centaine de canons, un colonel et son E.-M.. Mon brave 26e se montre toujours digne de son passé.

Je ne peux voir le général Mangin, qui est en conférence avec le général Pétain, mais je rapporte l'impression de l'État-major : les Allemands se renforceraient en face de la Xe armée pour tenir à tout prix leur pivot devant Soissons de façon à permettre l'évacuation de la grande poche de Château-Thierry qui a été bondée de matériel pour leur offensive du 15 juillet. Nous revenons par Vaumoise-la-Forêt et je m'arrête successivement à Gondreville et Bargny pour voir les colonels des 279e et 307e R. I.

J'ai ainsi pris le contact de mes trois régiments et j'ai constaté que partout le moral était très élevé. Quand la 62e D. I. sera appelée à entrer à son tour dans la danse, je suis sûr que mes régiments bien mis au point par leur séjour dans les Vosges, feront du bon travail. Et puis notre arrivée ressemble si peu à celle de mars : on respirait alors une atmosphère de défaite et ce n'est jamais gai d'arriver avec une mission de sacrifice pour colmater un front crevé! Maintenant au contraire nous arrivons dans une atmosphère de victoire, l'ennemi plie partout et chacun a, au fond du coeur, l'espoir de voir se produire la grande débâcle qui purgera enfin notre territoire de l'envahisseur. Mais cet espoir a été si souvent déçu qu'on n'ose encore le formuler à haute voix. Toutefois, personnellement, j'ai pour la première fois l'impression très nette que nous les tenons et une confiance complète dans le succès.

23 juillet

Le 23 juillet, à Chavres, je reçois l'ordre dans la matinée d'être prêt à faire mouvement à partir de 14 heures. Je quitte Chavres à 15 heures et mes régiments exécutent leurs mouvements à partir de 16 h 30. Je me rends à Autheuil-en-Valois, village vide d'habitants et pillé, où s'installe l'I. D. et où nous sommes cependant mieux que dans notre ferme de Chavres. L'É.-M. de la D.I. est à le Plessis-sur-Autheuil.

Je vais ensuite aux nouvelles, car maintenant la 62e D. I. est orientée vers la VIe armée (Degoutte). Je pars en auto avec Lévi, d'abord au 2e C. A. à la Ferté-Milon.

Le général Philipot commandant le 2e C. A. n'est pas là (il est à son P.C. à Latilly), mais je vois le sous-chef d'État-major Rousseau, le commandant Collin, chef du 3e Bureau (un de mes anciens élèves de Saint-Cyr) et le capitaine de cavalerie Perrey, qui était autrefois au 5e hussards et que j'ai eu avec moi en 1914 pendant la course à la mer. Ils me disent qu'ils n'ont pas encore d'ordres précis concernant la 62e D. I. mais ils pensent que nous allons être rattaches au 2e C. A. pour relever une des divisions engagées. Je me décide donc à aller chercher des renseignements à la source c'est-à-dire à la VIe armée. Je préfère être orienté à l'avance sur ce que l'on attend de nous pour pouvoir prendre mes dispositions en conséquence et bien mettre mes régiments au courant de la situation.

Je repars donc avec Lévi; nous traversons le champ de bataille du 18 juillet, où il y a encore des cadavres ennemis et par Chezy-en-Orxois nous allons à Marigny-en-Orxois, où est la VIe armée. Là je trouve le commandant Millet, agent de liaison du G. Q. G. (mon ancien chef du 3e Bureau au 6e C. A.), le lieutenant-colonel Vergne, chef du 3e bureau de la VIe armée (un de mes successeurs à la tête du 26e R. I.) et le colonel Brion, chef d'E.-M. de la VIe armée. J'ai donc immédiatement tous les renseignements sur la situation générale. Il m'est confirmé que la 62e D. I. est mise par le G. Q. G. à la disposition de la VIe armée, mais le général Degoutte n'a pas encore décidé de notre emploi. Lévi porte la situation des troupes amies et ennemies sur sa carte.

Vers 19 heures, le général Degoutte rentre en auto. Je ne l'avais pas revu depuis le moment où il était à Gérardmer, en mai dernier, à la tête du 21e C. A. C'est un ancien camarade d'Algérie et du Maroc; il me retient à dîner, ainsi que les généraux Putz et Tabouis, de passage. Il me dit que nous allons être affectés au 2e C. A. pour relever la 47e D. I.

Je me sens dans une bonne atmosphère d'intimité au milieu de tous ces anciens camarades d'Afrique; les visages sont joyeux, le succès s'affirme de plus en plus chaque jour particulièrement à la VIe armée devant laquelle l'ennemi se cramponne moins fort que devant la Xe armée, parce que nous sommes ici à l'aile marchante. Bref! en revenant le soir par un temps exquis pour rentrer à Antheuil. nous voyons, Lévi et moi, l'avenir en rose.

24 juillet

Le 24 juillet dans la matinée, je reçois à Antheuil la visite du général Girard que je mets au courant de ce que j'ai appris hier au soir à l'Armée. Puis le commandant Millet vient également me voir avant de rentrer au G Q G.; nous avons ensemble une longue conversation, car c'est un ami que j'ai eu comme élève à Saint-Cyr, que j'ai préparé à l'École de Guerre en Algérie et qui était mon bras droit à I'E.-M. du 6e C A. comme chef du 3e Bureau. Il est bien renseigné et me met au courant de tout. En nous quittant au moment où il montait en auto. Je lui dis: "Quand vous reviendrez, je vous invite à déjeuner à mon prochain P. C...

à Fère-en-Tardenois." Actuellement, Fère-en-Tardenois est encore dans les lignes ennemies; mon invitation est peut être un peu risquée et cependant je n'ai pas eu l'intention de faire une invitation de Gascon. D'ailleurs la confiance est telle de part et d'autre que Millet me répond sans hésiter "C'est entendu, mon colonel, je vous promets que je serai exact au rendez-vous."

Bientôt je reçois l'ordre d'être prêt à faire mouvement à partir de 15 heures. A 15 heures le général Girard vient m'annoncer que les nouvelles de la journée sont excellentes. Nous continuons à avancer sur tout le front de la VIe armée, mais surtout au sud où nous tenons Beuvardes et le bois de la Tournelle. Dans la partie sud de la poche, les Allemands ont ainsi reculé de 6 à 7 kilomètres depuis ce matin.

Mes régiments commencent leurs mouvements à 15 heures et je quitte avec mon État-major, Antheuil à la même heure. Nous traversons tout le champ de bataille de ces jours derniers; ce n'est plus le champ d'entonnoirs et le terrain chaotique des batailles de Verdun et de 1a Somme. Décidément nous sommes bien revenus à la guerre de mouvement .

L'I. D. s'installe avec la D. I. à Neuilly-Saint-Front, gros village complètement ruiné, bien qu'extérieurement les maisons aient encore l'air d'être à peu près intactes. Nous arrivons cependant à nous loger dans une maison, ouverte il est vrai à tous les vents, mais possédant un toit et un escalier pas trop branlant.

Pendant que mon État-major s'installe tant bien que mal, je pousse en auto jusqu'à Latilly, P. C. du 2e C. A., où je vais voir le général Philipot (encore un marocain, le commandant Philipot des massacres de Fez) que je suis bien content de revoir et qui me fait le plus affectueux accueil.

Il a toujours sa pipe et son inaltérable bonne humeur. Son chef d'É.-M. est le colonel Kieffer et je retrouve également le commandant Ploix (ancien chef d'E.-M. de la 12e D. I.). Là j'apprends que le recul ennemi s'accentue toujours à notre droite (aile marchante) et le général Philipot me dit son intention de nous faire relever demain la 2e D. I. qui commence à être très fatiguée.

Je rentre à 18 h. 30 à Neuilly-Saint-Front. Dans la soirée le général Girard vient me prendre et nous allons voir les Régiments ensemble : le 338e est arrivé à Neuilly-Saint-Front à 19 heures; le 307e n'est pas encore arrivé, nous allons au devant de lui en auto par Marizy-Saint-Mard et nous voyons défiler les bataillons par une belle nuit claire, entre Macogny et Montrou vers 22 h. 30 : ils vont bivouaquer dans les bois environnants. A ce moment deux avions ennemis lancent des bombes non loin de nous et mitraillent au hasard la route, sans d'ailleurs faire de mal à personne.

Nous rentrons vers minuit a Neuilly-Saint-Front, mais la journée n'est pas finie pour moi. A peine rentré dans ma bicoque délabrée, je suis rappelé à la division où je reçois l'ordre de mettre en route mes régiments de façon qu'ils soient demain matin à 8 heures dans les bois de part et d'autre de Latilly et Grisolles. Je fais aussitôt le nécessaire et mes ordres partent à 2 heures du matin.

Je reviens ensuite prendre un peu de repos sur un méchant grabat; mais ma nuit est plutôt mauvaise et agitée. Il est en effet impossible de dormir avec la trépidation et le bruit incessant de la circulation des camions.

25 juillet

Le 25 Juillet à 7 heures du matin, je quitte Neuilly-Saint-Front en auto avec mes officiers et par Rassy et Sommelans je me rends à la ferme Halloudray où j'établis mon P. C. au centre de mes régiments qui ont bivouaqué :

307e au bois de Latilly et de Favet,

279e au bois de Bonnes,

338e au bois de Grisolles,

Je trouve en arrivant l'État-major de la 47e D. I. installé dans la ferme Halloudray; il est en instance de départ. Le Général Dillemann, commandant la 47e D. I. est là. Je lui rappelle que nous nous sommes déjà trouvés ainsi ensemble pour des relèves la 1ère fois le 8 décembre 1914 en Belgique, près d'Ypres, quand il commandait le 151e R. I. et moi le 26e R. I.; une 2e fois dans la Somme (1916) où nous nous sommes encore retrouvés au P. C. Chapeau.

Je suis convoqué à 13 heures à la D. I. Après avoir été chercher mes colonels en auto : 279e au bois de Bonnes, 338e à le Charme, 307e à Latilly nous nous rendons à Neuilly-Saint-Front, où est l'E.-M. de la D.I. Là nous recevons des instructions verbales pour la relève compliquée de la 2e D. I. et de la gauche de la 63e D. I. Afin de m'entendre avec les divisions intéressées, j'emmène en auto mes colonels, d'abord au P. C. de la 2e D. I. sur une crête assez difficilement accessible et bombardée, à Montigny-le-Château (est de la Croix). Nous trouvons le général Mignot, commandant la 2e D. I. Il n'est pas au courant de la relève projetée

Ne trouvant pas là les précisions désirées, je me décide à aller les chercher, au 2e C. A. à Latilly. Le général Philipot m'accueille avec sa bonhomie habituelle; je lui propose de faire la relève des éléments des deux divisions (2e et 63e D. I.) en deux nuits. Le général accepte, en ce qui le concerne, et me dit d'aller moi-même proposer cette solution au général Ecochard commandant la 63e D. I. Laissant momentanément mes colonels au P. C. du 2e C. A. où ils pourront se mettre au courant de la situation, je pars avec un officier de l'E.-M. du 2e C. A. dans une auto légère pour me rendre au P. C. de la 63e D. I.

Nous traversons Grisolles, le Charme, Rocourt-Saint-Martin, village désert, très abîmé et très bombardé, jonché de cadavres horribles tout récents. De là nous gagnons par un chemin de terre et à travers champ une butte boisée, située à l'ouest de Rocourt, où est le P. C. de la 63e D. I. J'y trouve, installés dans une petite baraque en bois le général Ecochard et son chef d'É.-M. le commandant de la Laurencie. Je n'avais pas revu le premier depuis 1916, quand il était chef d'E. M. du 7e C. A. que nous avons relevé dans la Somme au P. C. Suzanne, et le second depuis 1917, quand il était à l'E.-M. de la VIe armée. Tout de suite j'apprends en arrivant, par un coup de téléphone du 2e C. A., que la relève est contremandée. Par ordre de l'armée, la 62e D.I. reste en réserve de C.A......

N'étant plus si pressé, j'en profite pour faire un tour d'horizon du haut de cette butte boisée et sablonneuse, couverte de gros rochers grisâtres, d'où l'on a une vue superbe. J'assiste ainsi à 16 h. 30 à l'attaque des hauteurs boisées au sud de Bruyères. On suit très bien à la jumelle la marche du barrage roulant; c'est un spectacle inoubliable...

Oulchy-le-Château et Cugny ont été pris et la progression vers l'est continue. C'est probablement pour cela qu'on réserve encore la 62e D. I. pour la conserver fraîche et ne la lancer à son tour que quand l'ennemi fera tête et offrira une nouvelle résistance. Nous revenons à travers champ en faisant un détour pour éviter un bois garni d'artillerie qui est actuellement bombardé par du 150; deux obus éclatent tout près de notre auto. Puis nous suivons la grand-route de Rocourt à Grisolles en traversant de nouveau le champ de bataille récent, empuanti par les cadavres de chevaux qui jalonnent encore les anciens emplacements des batteries allemandes.

Je retrouve à Latilly mes colonels et je vais revoir le général Philipot qui est en conversation avec le général

Girard venu aussi aux nouvelles. Après m'être démené ainsi tout l'après-midi, je rentre à mon P. C. à 18 h. 30 ayant changé trois fois d'auto dans ma randonnée (un ressort cassé, une crevaison). Ouf!... Après dîner, le lieutenant de Pouydraguin, dernier survivant des fils du général de Pouydraguin, mon ancien colonel au 26e, vient me voir. Il est aussi sympathique que ses frères cadets, tous deux tués en Artois en mai 1915. Bonne nuit dans notre petite cabane, qui nous semble bien au calme après cette journée agitée.

26 juillet

Le 26 juillet dans la matinée je vais aux nouvelles à 1'E. M. de la D. I. à Neuilly-Saint-Front. Rien encore pour nous. Je reviens par Sommelans, où je vois au passage le colonel Mangin (mon camarade de promotion) commandant l'I. D. 47 et le lieutenant-colonel Zerbini (un ancien du 6e C. A.) commandant un groupe de bataillons de chasseurs, qui partent au repos et me racontent leurs attaques avec l'appui des petits chars Renault de 6 T. en m'orientant sur leur tactique. C'est le début en effet de l'emploi en grand avec l'infanterie de ces chars dont nous possédons maintenant un grand nombre. Le commandant Millet qui est chargé des chars au G. Q. G., a fort à faire pour répondre aux demandes qu'il reçoit comme agent de liaison auprès des armées. Tous les fantassins demandent en effet des chars pour attaquer et bien qu'on en construise à force, il est impossible de donner satisfaction à tout le monde.

Après avoir déjeuné à mon P. C. de la ferme Halloudray je vais dans l'après-midi voir les petits tanks Renault, dont le parc est à la ferme Vaux. J'y ai donné rendez-vous au capitaine d'Halloy commandant les deux escadrons de la D. I. qui sont bivouaqués dans les bois près des tanks. On me montre la manoeuvre de ces petits chars et je me fais expliquer leur emploi par leurs officiers, n'ayant encore jamais manoeuvré avec eux. D'autre part Millet m'a donné le règlement qu'il a fait au G. Q G sur leur emploi, de sorte que je sais maintenant comment je m'en servirais le cas échéant.

En rentrant à mon P. C. je constate que ce qui restait d la 47e D. I. à la ferme Halloudray est parti. J'y reçois la visite du lieutenant-colonel Domont, mon ancien chef de ler bureau au 6e C. A. actuellement sous-chef du 7e C A. Il est venu me voir à titre privé et me met au courant de la situation générale toujours bonne.

Vers 17 heures je reçois les ordres de la D. I. pour notre déplacement de cette nuit. Le 338e ne bouge pas et reste dans le bois du Tronçay (n. de le Charme). Les 279e et 307e feront mouvement à 21 heures pour aller bivouaquer dans le bois du Châtelet. La D. I., l'I. D. et l'A. D. vont aller à le Charme. Nous quittons donc la ferme Halloudray à 20 heure après dîner pour nous rendre au nouveau P. C. La route entre Grisolles et le Charme, au passage de la crête est constamment et systématiquement bombardée. Heureusement que la plupart des coups tombent dans les champ avoisinants. A notre arrivée à le Charme nos batteries en position dans les bois près du village sont sérieusement bombardées. Ces tirs durent jusqu'à la nuit close.

Je vais voir dès mon arrivée le colonel Blavier qui est aussi à le Charme; puis nous nous installons pour la nuit dans une grande maison en assez bon état et meublée. D'ailleurs le village n'est pas abîmé et n'a pas eu le temps d'être pillé, en raison de la retraite rapide des Allemands On ne s'est certainement pas battu dedans. Fausse alerte aux gaz vers 23 heures, puis nous nous endormons du sommeil du juste. Il pleut la nuit.

27 juillet

Le 27 juillet à 8 heures du matin, le général Girard arrive à le Charme où il établit son P. C. et me met au courant des grands projets de l'armée : "Attaque de nuit (la nuit prochaine) sur tout le front de l'armée pour déboucher des bois et gagner ensuite les hauteurs au nord de l'Ourcq. Une fois en possession de ces hauteurs, débouché du 2e corps de cavalerie (Robillot) avec la 62e D. I. en soutien." Ce serait magnifique, mais la poire est-elle suffisamment mûre!!!...

Pour le moment, le général envisage de porter dans la journée le 338e en avant des deux autre régiments, dans les bois de Moucheton pour placer notre rassemblement articulé, à cheval sur le ruisseau de Brècy, plus près des unités de 1ère ligne. Je vais voir le colonel Blavier à ce sujet pour le mettre au courant et lui faire préparer son mouvement éventuel.

Dans l'après-midi, je pars avec de Boury voir les régiments. Je vois le 279e dans la partie sud du bois du Châtelet où sont le lieutenant-colonel Boisselet et le bataillon Pellegrin. Les hommes sont dans des gourbis de terre et de branchages et se reposent; marchant la nuit, ils dorment le jour. Nous continuons à pied la traversée des bois du Châtelet et dans la partie nord je trouve le bataillon Pillière du 307e. Les bois sont remplis d'artillerie de gros calibre.

Au débouché des bois pour nous rendre à la ferme Genevroy où est le lieutenant-colonel Tourlet, nous trouvons dans un cheminement une longue file de cadavres de chasseurs français. Ils ont dû être surpris par des feux de flanquement provenant de la ferme et ont été fauchés en file indienne par une mitrailleuse dans la position où ils se trouvaient au cours de leur progression. Pauvres bougres ! Ils n'ont même pas dû avoir le temps de s'apercevoir du danger et jalonnent maintenant les étapes de notre victoire.

La ferme Genevroy est très abîmée; on voit qu'on s'y est abattu. Je ne trouve qu'un planton en y arrivant. On me dit que Tourlet est dans la cave. C'est le calme plat en ce moment et, comme il ne tombe pas le moindre obus, nous nous installons pour causer dans la cuisine de la ferme. Tourlet; son optimisme habituel; quoiqu'il me semble un peu inquiet. Ce n'est qu'une impression qui s'accentuera au cours des journées de combat qui vont suivre. Il a toujours le sourire mais depuis que nous avons quitté les Vosges, il a une nuance d'inquiétude qui ne m'échappe pas, car je le connais bien. C'est comme s'il sentait qu'il est déjà marqué par le destin. Ses pressentiments s'il en a eu, ne l'ont pas trompé, car il devait être tué le 2 août.

Après avoir quitté; Tourlet dans sa ferme et l'avoir orienté sur son mouvement probable pour la nuit, je regagne à pied avec Boury la grand-route près de Rocourt où nous retrouvons l'auto. Tout le long de la grand-route ce ne sont que de grosses pièces d'un calibre imposant qui prennent position. Cela fait plaisir de se sentir aussi fortement appuyés en artillerie. D'ailleurs tous les arrières du champ de bataille regorgent de troupes. Décidément nous sommes main tenant en nombre et c'est bien la grande bataille de libération qui est engagée et qui va se poursuivre jusqu'au bout, sans trêve ni merci.

Nous poussons en auto, en suivant la grand-route, jusqu'à Château-Thierry que je trouve bien abîmé. Pauvre ville, joliment accrochée à ses riants coteaux, si gaie et si active au printemps 1917 ! Elle semble presque déserte maintenant, bien que les habitants commencent à revenir, elle regorge d'Américains qui la remplissent du mouvement de leurs camions. C'est ainsi que nous voyons débarquer la 32e D. I. U. S. Les renforts continuent d'affluer pour alimenter la grande bataille !

En revenant, un des gros peupliers qui bordent la route, sapé à la base par un obus, s'abat soudainement en travers du chemin qu'il obstrue complètement. Dans les deux sens, les autos doivent stopper devant cet obstacle imprévu. Mais heureusement il y a là un camion plein d'Américains pourvus de scies, haches, serpes, etc... et en un clin d'oeil, sans une parole et sans un cri, le gros arbre est scié et détourné de la route et la circulation rétablie C'est merveilleux d'ordre et de discipline, chacun exécute sa partie en silence et ne se croit pas obligé de donner des conseils au voisin, comme cela se voit trop souvent chez nous où le travail en silence n'est pas la règle.

Je rentre à 17 h. 30 à mon P. C., à le Charme, où je reçois l'ordre de pousser le 338e en avant-garde dans la partie sud du bois de la Tournelle. Comme le régiment est alerté depuis ce matin, le départ est fixé à 18 heures. Je dîne aussitôt et prends mes dispositions pour transporter mon P. C. à Brécy. Lévi part en avant. Les nouvelles de la journée indiquent qu'on a avancé jusqu'à la ligne Chautraine (sud de Villeneuve-sur-Fère) ferme Préaux, Fresnes, Courmont.

A 20 heures, au moment de partir pour Brécy, je suis appelé à la D. I. Le général Degoutte est là et, tout en cassant la croûte à la popote de la D. I., il nous met au courant de la situation de fin de journée et donne ses ordres au général Girard, qui immédiatement rédige les siens sur un bout de table. En résumé: "L'ennemi est en retraite et toute l'armée va se porter en avant cette nuit. La 62e D. I. va traverser le bois de la Tournelle en deux colonnes derrière la 52e D.I., puis dépassera cette division et franchira l'Ourcq. Le 338e formera l'avant-garde. Point de direction: Fère-en-Tardenois avec mission de s'emparer de la localité et des hauteurs au nord-est."

Le général Degoutte me dit en souriant : "Vous avez une belle mission ! j'espère que vous êtes content." Certes! je le suis de talonner l'ennemi en retraite. Mais il n'y a pas de temps à perdre. La nuit vient, il faut que j'oriente bien mes colonels pour cette traversée des bois la nuit, suivie d'une poursuite qui n'était pas envisagée de cette façon quand je les ai vus cet après-midi. Aussi je leur envoie un ordre bref prescrivant la mise en marche immédiate de leurs régiments et leur donnant rendez-vous à Brécy, où ils recevront mes instructions verbales au passage. Une fois tout le monde bien orienté et en route dans la bonne direction, je me déplacerai à mon tour pour me porter en avant et être au petit jour au débouché des bois et peut-être à Fère-en-Tardenois, si l'ennemi n'offre pas de résistance sérieuse.

Avant de quitter le Charme, je vois sur place le colonel Blavier et lui donne mes ordres pour le mouvement de son régiment. Le 338e forme l'avant-garde de la 62e D. I. avec 1 peloton de cavalerie, 1 compagnie de Génie, 1 batterie d'artillerie, et va traverser en deux colonnes le bois de la Tournelle pour déboucher à Villeneuve-sur-Fère et Villemoyenne. Il passera ensuite l'Ourcq au moulin de Rennequin et au Petit Moulin pour gagner les hauteurs au nord de l'Ourcq et occuper Fère-en-Tardenois où je compte transporter mon P. C.

En attendant je vais faire un premier bond jusqu'à Brécy où Lévi est parti installer mon P. C. et où j'ai donné rendez-vous à mes deux autres colonels dès qu'ils auront mis en marche leurs colonnes : le 307e va en effet marcher derrière la colonne de gauche du 338e et le 279e derrière la colonne de droite.

Je me rends donc par Rocourt-Saint-Martin et Coincy à Brécy, où j'arrive vers 21 heures. Le village n'est pas très abîmé, mais pillé et Lévi y a trouvé quelques habitants dont le Maire. Comme je ne dois pas y rester longtemps nous nous installons très sommairement et travaillons à la lueur vacillante de bougies dans des pièces dénudées et mal closes.

Les régiments se mettent en route vers 22 heures et je vois successivement au passage le lieutenant-colonel Tourlet (307e) vers minuit et le lieutenant-colonel Boisselet (279e) vers 1 heure du matin. Je leur donne mes instructions. Puis je quitte à mon tour vers 2 heures du matin ce P. C. provisoire par une petite pluie froide et un ciel nuageux d'où la lune jaillit par intermittences.

Le 15 août, après les très rudes combats de la 62ème D.I., le colonel Colin, reviendra à Brécy, pour s'installer dans le petit château de Jouvence (ancien P. C. de C. A. pendant la bataille) au milieu des bois du Châtelet. "Nous y arrivons vers 11 heures et nous trouvons une centaine d'Américains qui font les naïades, barbotant complètement nus dans le bassin. C'est un charmant P. C., peu abîmé et très calme. Nous y serons très bien pour nous reposer."

Désirant rejoindre le plus tôt possible mon avant-garde, je pars en auto avec mon État-major par la Grange-au-Bois et Beuvardes. Mais la route est semée de trous d'obus; heureusement qu'il y a un peu de lune et que mon chauffeur est habile. Nous devons cependant mettre plusieurs fois pied à terre pour franchir les passages difficiles, notamment un énorme entonnoir à l'entrée de Beuvardes. La traversée du village est aussi des plus pénibles en raison de l'embouteillage causé par l'artillerie américaine qui gravit difficilement la côte à la sortie nord. Grâce à la connaissance de l'anglais du capitaine Trocmé et à l'habileté du chauffeur qui arrive, je ne sais comment, à louvoyer au milieu des canons et des attelages, nous arrivons enfin à doubler cette artillerie et à atteindre le plateau de la côte 228.

Là, difficultés d'une autre sorte: le carrefour de la ferme Préaux est systématiquement battu par des tirs d'interdiction avec du 77 et du 105. Je suis à côté du chauffeur et je calcule d'après l'éclatement des obus qu'il en tombe un environ toutes les 30 secondes sur le carrefour ou aux abords. Confiant dans l'habileté et le sang-froid de Lasne, je lui prescris d'abord de ralentir pour attendre au plus près l'éclatement du dernier obus, puis de passer en vitesse le carrefour dangereux entre l'arrivée de deux obus. Lasne exécute admirablement la manoeuvre; un obus éclate à notre droite, très près de la route, aussitôt il lance l'auto en quatrième vitesse et passe devant la ferme Préaux. A ce moment j'aperçois un grand entonnoir au milieu de la route et j'ai juste le temps de l'indiquer au chauffeur qui peut arrêter la voiture au bord de l'obstacle qui aurait pu nous être fatal. Puis il le contourne avec une maîtrise parfaite et nous filons ensuite sur la route de Villeneuve-sur-Fère entendant éclater derrière nous l'obus suivant. Nous venions d'être sauvés par l'habileté de notre chauffeur.

Nous arrivons à Villeneuve-sur-Fère vers 3 heures du matin. Des ombres circulent sur la grande place plantée d'arbres sur laquelle donnent l'église et la mairie. On me dit que le général Girard vient d'arriver et je le trouve dans la cave de la mairie, où est installé le téléphone et qui est encombrée d'officiers et d'hommes de liaison. Il y en a sur toutes les marches, car des 150 commencent à tomber sur la place.

Le général me dit que le 338e arrive seulement et trouve qu'il est en retard. Dans son impatience il voudrait déjà 1e voir sur l'Ourcq; mais la traversée des bois a été très pénible en raison du mauvais état des chemins, de la nuit et de la pluie; de plus l'ennemi exécute des tirs d'interdiction sur les lisières, qui rendent le débouché des bois difficile. Il faut donc s'armer de patience.

Le général voudrait déjà que je sois à Fère-en-Tardenois, mais je ne puis pas m'y rendre avant mes troupes. Bon gré, mal gré, il faut attendre. Je reste donc auprès du général en attendant que le colonel Blavier me donne des nouvelles de son mouvement. J'ai toute confiance dans l'habileté de chef éprouvé, je l'ai bien orienté sur sa mission et je ne pourrais que l'ennuyer étant sur son dos. J'ai toujours eu pour principe de laisser agir les gens en qui j'avais confiance, sans leur enlever la plus petite parcelle de leur initiative. D'ailleurs le colonel Blavier est en marche en ce moment et je serais bien empêché de savoir où le retrouver dans la nuit...

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