LA 2ème BATAILLE DE LA MARNE VUE PAR ALFRED HUE, A BEUVARDES

Journal d'Alfred Hue

Juillet 1918

 

Merci à Marylise Doctrinal qui nous a transmis ce document émouvant, d'un grand oncle qui vivait dans la région de Coincy, Fère-en-Tardenois ..., Alfred Hue, n'a pas évacué son village à la fin mai, lors de l'arrivée des Allemands. Il a entendu les combats de juin 1918, vers Belleau, une quinzaine de kilomètres vers le sud-ouest. Son village est occupé par les Allemands qui commencent à préparer l'offensive du 15 juillet en direction du sud-est, vers la Marne......

Il est intéressant de noter que ce texte confirme l'installation de la pièce du Bois du Châtelet, ou peut être l'arrivée du "Pariser Kanon" à Trugny ?

"Il y a quelques années, j'ai trouvé dans le grenier un cahier jauni, noirci d'une belle écriture d'instituteur. C'était un journal intime d'Alfred Hue, "l'Oncle" de Beuvardes.

Ce journal est intéressant et émouvant à plus d'un titre. Il relate au jour le jour, quelquefois heure après heure les événements quotidiens du mois de Juillet 1918. La guerre fait rage, à Beuvardelle, aux confins de l'Aisne et de la Marne. C'est un moment clé entre occupation et délivrance, la maison familiale est occupée par les "boches" et puis, enfin, par les américains. Les bombes pleuvent.

Il était inspecteur des écoles, maire du village. Son récit nous transporte , parfois avec humour, au cœur de l'événement dans ses angoisses, ses interrogations, ses doutes et ses espoirs, dans notre Histoire.

C'est un témoignage fort, vivant parmi la mort et la désolation.

Au crépuscule de ce siècle, avant que cette époque ne devienne brumeuse et lointaine, je voulais livrer ce récit"

Marylise Doctrinal - 1999

Abréviations militaires :

DCA - Défense contre avions,

YMCA - Jeunes gens chrétiens association

ALGP - Artillerie lourde grande puissance

ALVF - Artillerie lourde sur voie ferrée

CGPF - canon de grande puissance Falloux

SS - Section sanitaire

US - Etats Unis

DCP - Division de cavalerie à pied

4 Juillet - Vendredi 5

Deux journées et deux nuits terribles et mouvementées.

Les Batteries françaises que je situe vers Fossoy font pleuvoir des centaines d'obus sur les jardins du voisinage causant plus de peur que de mal.

Dans mon jardin trou de torpille de 25 m de circonférence et gros cerisier arraché. Sur la route, de Beuvardelle au village, une vingtaine de trous que des prisonniers (deux français et trois américains) sont chargés de combler. J'ai pu causer librement avec eux. Pris à Bouresches la semaine dernière ils disent leur espoir d'une prochaine délivrance.

Les officiers que nous avions partent pour Villeneuve. L'un d'eux, le docteur Noak, de Berlin, major divisionnaire a dû, il me semble, faire d'assez nombreux emprunts à ma bibliothèque. Remplacés par quatre autres, deux cuisiniers, quatre ordonnances et six chevaux en grange.

Les nouveaux venus s'installent en maître, déplacent les meubles des chambres mettant un des lit "devant derrière". On nous laisse pourtant une chambre que nous n'occuperons pas. Il est plus prudent de rester au cellier et de passer la nuit en cave.

Le mouvement de troupes venant de l'Ouest et se dirigeant vers l'Est continue toute la nuit sans interruption et sans bruit . Le matin à mon lever - je veux dire au sortir de la cave, j'ai trouvé ma cour, mon jardin autour de la maison et mon clos pleins de soldats campés sous les arbres. On a dressé des tentes en grand silence et sans que nous ayons rien entendu. L'air du matin est froid. Maintenant on fait du feu sous les sapins dont les racines sont à demi calcinées. J'ai protesté bien inutilement. Heureusement tout ce monde est parti dans la matinée.

On prépare, me dit-on une attaque sur Châlons. À l'Ouest on n'a pu dépasser Essômes. Décidément ça ne va pas et l'on ne parle plus de Paris; l'on ne nous parle plus jamais de" Paris dans 8 jours" ni de la paix avec la France dans 15 jours".

Samedi 6

8 officiers ~ tous ceux du quartier: téléphoniste, télégraphistes, policiers et autres ~ prennent ici leurs repas. On s'y réunira le soir. On y fera de la musique en sablant les vins de France. "Nous aurons ici notre Casino" m'a dit l'un de nos maîtres.

Le nouvel établissement a été inauguré hier soir. Les déménageurs avaient amené un piano (qui m'a paru ressembler singulièrement à celui de ma belle-fille ). Un artiste, directeur du théâtre de Leipzig est venu comme accompagnateur. Avec lui un ténor, une basse. Ces messieurs les officiers ont fourni les choeurs. Musique , chants, jeux et beuverie.

Ce matin 15 bouteilles de Champagne = toutes vides = restées dans les coins nous montrent en quelle estime on tient la Musique de France.

Dans la journée violente canonnade vers Sud-Ouest (Château-Thierry Essômes) etc., et combats d'avions au dessus de nos têtes à très grande hauteur.

Nos " pauvres esclaves " sont au chemin de la Rubée. En plaine on continue l'arrachage des pommes de terre et l'on a commencé à faucher les avoines et les orges encore en herbe. Il y a dans la forêt 2 000 chevaux qui sont au vert et dont on soigne tout particulièrement le régime.

Dimanche 7

Violente bataille d'artillerie vers Sud-Ouest et Ouest dans la nuit. Obus français sur le village, forêt de Fère et Usages de Coincy.

Dans la journée, combats d'avions à très grande hauteur. L' escadrille française reste maîtresse "du terrain" et continue à mitrailler les batteries boches. Il est dangereux de mettre le nez à la fenêtre. Il pleut des tuiles cassées. Nous rentrons.

Un cycliste venant de Fère nous dit qu'il n'y reste plus personne. On a évacué la population. La plupart des maisons sont détruites par les batteries françaises nous affirme-t-il.

Dans la soirée la canonnade recommence très violente vers Château-Thierry, Neuilly-St Front et La Ferté-Milon. Un téléphoniste alsacien nous dit que ce sont les Français qui attaquent et que ce n'est pas de ce côté qu'on passera pour prendre Paris (.?). Il y aura une surprise.

Lundi 8

Depuis deux jours les batteries de Fossoy sont silencieuses. L'un des officiers m'en fait l'observation. Il aime à causer et m'a entrepris déjà trois ou quatre fois... peut-être pour me sonder. Ensemble on a discuté sur les origines de la guerre et sur les conséquences probables. Chacun est resté sur ses positions

- " Ah! Votre fameuse batterie de la Marne, vous ne l'entendrez plus; nous l'avons fait taire."

- " Tiens! en effet. On ne l'a pas entendue cet après-midi comme à l'ordinaire C'est dommage. Sa musique n'avait rien de désagréable. C'est comme votre Bertha : on a dit qu'elle avait une extinction de voix. Est-ce exact ? "

- " Oui, nous avons cessé de tirer sur Paris. Mais patience. Nous en préparons une autre. Tenez, là, dans ces bois."

En disant ces mots il a étendu le bras dans la direction des Usages de Coincy.

S'il a voulu m'inquiéter, il a réussi. Je songe que nous aurons là un bien dangereux voisinage et cette pensée m'a tourmenté toute la nuit.

Mardi 9

Nuit terrible. Bataille dans la gorge de Fary. Toutes les batteries boches de la région Sud-Est - Sud - Sud-Ouest - (Usages de Beuvardes, Charmel, Logette Pimart etc.) tonnent en même temps. C'est un feu roulant continu, un bruit immense, étrange tel que nous n'en avons jamais entendu.

Ici les appels téléphoniques se succèdent toute la nuit sans interruption et nous entendons qu'il est constamment question de "la Ferme de Fary".

Que se passe-t-il là-bas, au bout du fil vers Mézy. J'espère que nous le saurons un jour et que nous serons satisfaits de l'apprendre.

" Midi ". Je suis convoqué à la Kommandatur pour une entente avec les délégués de Bézu et Villemoyenne, Madame Charpentier et Poignant, au sujet du Ravitaillement.

Convoqués le 27 Juin, ils sont allés à Fismes et rendent compte de leur mission et des décisions prises.

I. Le ravitaillement de la population non évacuée (37 à Bézu, 53 à Villemoyenne et Villeneuve, 17 à Beuvardelle) sera dorénavant assuré par le Comité Hispano-Néerlandais.

II .Répartition faite par un comité local de 3 administrateurs élus.

III.Vivres amenés de Fismes à Villemoyene par camions automobiles.

IV. Délivrance gratuite à ceux qui seront dans l'incapacité de payer - Paiement immédiat par tous ceux qui peuvent payer.

V. Rationnement par semaine: Pain 2 Kilos - Lard ou graisse 350 grammes - sucre 100 gr café 100 gr - légumes secs 250 gr.

Le soir nous avons procédé à l'élection des nouveaux Administrateurs : ont été nommés Messieurs Hue, Leclère Félix et L. Obert.

10

Des centaines d'obus pleuvent sur Beuvardes. Quelques-uns (tirs trop longs) viennent éclater dans les Grèves et dans les Prés avoisinants le ru de la Cloterie.

Un sous-officier revenu de Château -Thierry me dit qu'ils ont essayé de passer la Marne. Repoussés. Toute une compagnie anéantie. Les morts laissés sur le terrain sans qu'on puisse les enlever.

En plaine, l'arrachage des pommes de terre touche à sa fin. Derrière les premiers chapardeurs, d'autres repassent et viennent glaner s'il en reste. Des équipes du train ont commencé à faucher les blés encore verts.

Nos pauvres esclaves sont aux seigles et menacent de se mettre en grève. (Seigles de Gallet, Laly et Boisseau) que les Boches charrient et engrangent dans un bâtiment de Ducroq. On dit qu'au village on engrange à la Kommandatur chez Labbé. ? ?

"Voleur volé, le Diable en rit". L'un des officiers a donné son linge à blanchir, Delphine l'a étendu, hier au soir au jardin, sur des fils afin de le faire sécher. Quelque soldat passe par là qui enlève tout. L'officier crie enquête. Rien découvert. La bande des ordonnances et des Cuisiniers m'a semblé très heureuse de la mésaventure de son chef.

12 Juillet

Lessiveuses, blanchisseuses sont payées en monnaie Allemande. Ai conseillé de tout accepter bien qu'elles en ignorent la valeur.

Muni d'un. S.C. je suis retourné à Beuvardes, visité la Croisette (Sudwestrasse, Sudstrasse, Savart et Gué); revenu chez moi découragé par ce que j'ai vu:

Ruines, désolation: un champ de mort, pas un être vivant, sinon quelques gendarmes allemands. L'un d'eux m'a réclamé mes papiers et m'a laissé passer. Mais où donc se terre leur armée?

En plaine la moisson des blés verts continue et bientôt il ne restera plus rien à enlever. Nous avons constaté ce matin la disparition de cinq lapins. Honnêtes voleurs ! ils nous en ont laissé sept ... les plus petits. Ils auraient pu tout prendre.

Nous avons encore toutes nos poules au poulailler mais messieurs les Officiers réclament les oeufs qu'elles pondront. "On vous les paiera" m'a dit l'un d'eux. Je n'en doute pas. Comme on a payé la vache de Michel, les ruches de Leclère, le vin de Monsieur Pierre, le cidre de Joseph, comme aussi le linge et toutes les provisions de ménage des malheureux emmenés en Allemagne.

13

Pluie d'obus sur la Croisette, toute la nuit. Accident chez Guéry. Une demi-douzaine de soldats allemands sont rassemblés. L'un d'eux a trouvé une grenade française et en explique le mécanisme à ses camarades. Elle éclate. Trois hommes tués. On les a enterrés au nouveau cimetière, le cimetière ancien est plein.

Quatre heures. On m'appelle à la Kommandatur et l'Officier m'annonce que Romain, François Leclère et sa femme seront évacués demain pour être rapatriés en France par la Suisse. Je dois les prévenir de ce très prochain départ afin qu'ils puissent s'y préparer. Désagréable commission.

2°) Il nous donne l'ordre de porter immédiatement à son Bureau tous les matelas de laine ou crin dont nous disposons Messieurs les officiers qui logent chez nous pourront par exception conserver ceux qui sont à leur lit.

L. Leduc a cuit le pain, Michel m'en apporte 6 Kilos. Cela vient très à propos car depuis trois jours nous sommes au pain KK. et j'ai dû à plusieurs reprises rationner D. et C. qui ont un appétit nullement en rapport avec nos ressources.

14 Juillet - Fête nationale

Toute la nuit canonnade violente vers Château-Thierry et S.O. Visite d'avions à plusieurs reprises dans la matinée. Grand mouvement de camions dans la direction de S.Est. ? ?

Au déjeuner nous festinons à l'occasion de la fête nationale (sardines, poulet rôti, petits pois et Champagne). J'en ai offert un verre au Cuisinier en lui disant " Vive la France! " et il l'a bu à notre prochaine victoire. Un téléphoniste nous dit confidentiellement qu'ils vont ce soir à minuit faire une grande attaque vers l'Est dans la direction de Châlons... Un autre, un ouvrier graveur qui au moment de la déclaration de Guerre habitait Paris , 17 rue Jacob depuis une quinzaine d'années, nous assure qu'il quitte le bureau de Beuvardelle pour rejoindre Château- Thierry.." Désolé, dit-il, car il y a de ce côté paraît-il, des troupes noires". Et il a peur des noirs. Les noirs ne font pas de prisonniers. Il ne serait pas fâché de rester en France.

François Leclère, sa femme et Romain sont partis ce matin à deux heures. On les évacue vers Braine.

15 Juillet.

La grande attaque dont on nous avait parlé hier a eu lieu. De 10 heures à 4 heures de la nuit toutes les batteries de la région pour 5 ou 6 grosses pièces (Pimart, Logette, Usages de la Forêt de Fère) tonnent sans arrêt.

Le ciel est en feu. Le sol tremble.

Dans la journée l'un des T.T. me dit qu'ils ont passés la Marne à Dormans. Au Casino le soir les officiers sont muets. L'un d'eux pianote. Les autres se retirent de bonne heure. Rien qui indique un succès.

Toute la journée la bataille a continué furieuse, sur toute la ligne de la Marne, mais avec moins de violence que cette nuit.

17 Juillet

Quelqu'un a laissé sur la table de la salle à manger, à dessein sans doute et pour que je le lise, le communiqué français qu'ils reçoivent par la S.F. : j'en ai pris copie.

"Du 16 juillet: Sur le front de la Marne, les allemands cherchent à remonter le front sud dans la direction de Leuvrigny- Ailly. Repoussés de la Chapelle Monthodon et de St Agnan par les français qui ont repris les hauteurs qui bordent la Marne.

-Sur Prunay l'attaque allemande n'a pas dépassé Beaumont.. Sur la Suippe combats vers Tahure que défendent les français et les italiens."

Depuis six longues semaines, nous ne savions rien ou presque de ce qui se passe de l'autre côté du mur. Voilà qui nous renseigne un peu et qui me tranquillise même. Ils ont essayé de passer la Marne, cela je le savais, mais ils ont été repoussés et les Français tiennent les collines et les forêts de la rive gauche. Il n'iront pas plus loin.

Dans la Marne, en Champagne, nous tenons toujours Reims, La Pompelle, Prunay, la Haute Suippe et l'Argonne.

Ce communiqué m'a rendu pleine confiance.

Ils attaquent vers l'Est ou vers le Sud, d'où je conclus qu'ils ont trouvé à l'Ouest la route de Paris barrée. Ça va bien!

18 Juillet

On se bat sur la Marne, vers Mézy, dans la vallée du Surmelin. À 4 heures du matin, attaque générale sur tout le front de la Marne et canonnade d'une extraordinaire violence. C'est comme un roulement de grosse caisse dont rien ne peut donner une idée si on ne l'a pas entendu.

Batteries de nouvelles pièces qui sont bien certainement les nôtres.

Dans la journée 2, 3,4 saucisses allemandes que des escadrilles françaises viennent attaquer: l'une au-dessus de notre maison, une autre à La Rubée ~ une troisième aux Logettes.

Les ouvriers Leclère, Prieux, Morontvilliers et Dewolfe fauchent les seigles.

Quatre heures~ Par ordre de la Kommandatur on nous apporte 16 pains K.K. dont je fais immédiatement la répartition. Il nous vient fort à propos car nous en manquions et la famine nous menace.

Nous n'en mangerons pas m'a dit L.Leclère car j'ai de la farine et j'aime mieux notre pain blanc. Heureux voisins ! Avant l'arrivée des allemands leur huche comme la cave étaient vides. Et maintenant ils peuvent faire leur quatre repas et ils ne manquent de rien !

Soir - La canonnade a cessé sur toute la ligne. Que s'est-il passé ?- Ce sont les Français et les Américains qui attaquent me dit un soldat et nous avons été repoussés 7 Km du côté de Villers-Cotterêts, 3 km à Châtillon ... Nous allons être obligés de nous replier...

Vous avez eu la première manche, Messieurs les Boches et nous la seconde et la Belle !

19

La bataille d'artillerie a repris autour de nous, sauf au Nord, de plus en plus violente. Nous sommes dans un encerclement de grosses pièces qui tonnent en même temps. Dans l'air ce sont des escadrilles d'avions qui se succèdent et qui mitraillent les Bois des Usages et de la Tournelle sur lesquels pleuvent les obus de nouvelles batteries tirant de l'Ouest et du Sud-Ouest.

Toute la nuit mouvement de troupes qui se dirigent vers l'Est. Que se passe-t-il ? Serait-ce la retraite ? "Nous sommes battus!" aurait dit ce matin l'un des téléphonistes. -"Nous allons retourner chez nous... Paris! Berlin, je m'en f.. C'est la fin de la guerre." Ces propos m'ont été répétés. Mais d'autres à peu près semblables ont été tenus devant moi par les ordonnances et les cuisiniers. Les hommes sont démoralisés; ils ont perdu toute confiance... les officiers sont muets. Depuis trois jours nous ne les voyons plus. Plus de réunion au jardin le soir, après dîner, plus de piano, plus de chants au casino. On cause à mi-voix toutes portes et fenêtres closes.

L'un d'eux qui avait donné du linge à lessiver l'a réclamé d'urgence cet après-midi. "Mais il n'est pas encore lavé" a dit la bonne. -"Qu'importe, rendez-le".

Et il a repris son linge sale. On le lavera en repassant le Rhin français!

20 Juillet

C'est bien la retraite. Ils sont battus. Vive la France! Hier soir j'ai vu défiler des batteries de très grosses pièces que des tracteurs ramènent des usages de Coincy. Je les avais déjà vues un matin il y a six semaines. Elles arrivaient, elles ont repris le même chemin celui de l'Allemagne.

Toute la nuit le mouvement s'est continué sous un formidable bombardement.

9 heures- Officiers, cuisiniers, ordonnances, chevaux et garçons d'écurie sont partis. Ils vont nous ont-ils dit à la ferme voisine, la Grange aux Bois. Pourquoi ce mensonge ? ils s'en sont allés vers l'Est, vers le village... sur le chemin du retour.

Sont-ils tous partis ? Non pas encore, voici un nouvel arrivant, un ober-leutnant qui nous demande une chambre. Il parle un français très correct et sans accent. Je lui en fais l'observation.

-"N' en soyez pas surpris", dit-il "je suis Messin. Chez nous on parle français. C'est bien contre mon gré que je suis dans leur armée. Vous allez être libres,... nous allons être libres. Ils sont battus. Demain vous aurez les Français."

Je lui ai serré la main et volontiers je l'eusse embrassé. Il nous quitta le soir et s'en alla tout seul dans la nuit je ne sais de quel côté.

Cette fois nous sommes seuls. C'est presque la liberté, mais la liberté en cave; je ne compte pas deux téléphonistes qui à maintes reprises m'ont dit leur faible espoir dans le succès et qui sont restés à la garde des derniers appareils. Il s'en iront cette nuit à 2 heures quand " tout aura été consommé."

La retraite continue, des groupes de blessés qui ont reçu un premier pansement, des soldats sans armes, des cavaliers, des voitures de bagages défilent dans l'ombre. Les obus creusent la route de trous qui la rendent impraticable. L'un d'eux éclate devant ma porte, renversant une partie de la grille de clôture, crible la façade de la maison d'une centaine de morceaux, brise les vitres des fenêtres à l'étage. Un autre, dans la basse-cour pulvérise un bâtiment, et au fond de la cave, Delphine, la bonne, jette des cris d'épouvante.

Plus personne à la ferme voisine. Ils ont laissé sur le chemin à 50 m de notre porte un gros tas d'obus de 150 (mauvais voisinage qui m'inquiète) et dans la cour de la ferme une pièce de 77 avec son caisson reste abandonnée.

21 Juillet

Matin ~ Toujours en cave - On a oublié de souper... et l'on n'a pas dormi. La retraite continue, en débandade. Ils passent par groupes, beaucoup sans armes, quelques uns blessés.

Vers minuit ils avaient apporté chez moi un malheureux auquel un éclat d'obus avait, sur la route, dû déchirer les muscles de la cuisse. Ils l'ont étendu sur une botte de paille dans un coin et ils sont partis l'abandonnant.

C'est un allemand, un ennemi, mais il souffre, il se plaint. Il demanda à boire. Je l'interroge. Il me dit qu'il a une femme et quatre enfants, là-bas au fond de la Thuringe. Et moi je songe avec tristesse que moi aussi j'ai eu des enfants, qu'ils sont morts et que mon Pierre a été tué - par lui peut-être, par cet allemand qui m'implore. Mais je songe aussi que ce misérable n'est pas l'auteur de la guerre, qu'il ne l'a certainement pas voulue, qu'il en est comme mon pauvre Pierre, une des Victimes.

Et nous l'avons soigné. On l'a mis sur un matelas. On l'a pansé. Je voudrais le faire évacuer, c'est vainement que j'ai fait appel aux troupes en débandade qui sans arrêt défilent sur la route

Au cours de la matinée le bombardement a redoublé de violence. Il est midi. Le blessé nous a demandé à boire et je suis auprès de lui, penché lui tendant un bol de bouillon. Un obus éclate devant la porte à quelques mètres de la fenêtre qui vole en éclats. J'ai tout reçu sur le dos et des morceaux d'acier ont traversé la pièce, défoncé une porte intérieure.

Par un effet providentiel je n'ai rien eu...... que la peur. Terrifié, le blessé s'est levé, et, se soutenant contre les meubles, s'appuyant aux murs, je ne sais comment, il est venu se réfugier dans notre cave.

Dans l'après-midi des brancardiers auxquels nous avions fait appel l'ont emmené vers le village. Qu'est-il devenu ? Nous n'en savons rien.

Lundi 22

Toujours en cave et dans l'attente de la délivrance.

Toute la nuit l'orage et continuer avec violence. Et cependant, sous les coups qui faisaient trembler le sol et secouaient la maison on a dormi un peu.

Au réveil surprise et désappointement ! 3 officiers supérieurs allemands nous arrivent et demandent des chambres. Il leur en faut quatre... Ils ont tout visité; ils ont fait le tour de la maison, sont partis disant qu'ils reviendraient. On ne les a pas revus.

Que voulaient t-ils exactement ?.

Sur la route, sur tous les chemins qui dévalent des Usages de Coincy, sur le chemin du Moulin qui conduit à la Tournelle, par les vieilles rues de Beuvardes et du clos Maillot le mouvement est incessant. Mais il me semble constater de l'indécision. Des groupes s'en vont vers le village, reviennent, s'arrêtent, discutent; j'en vois qui jettent leurs armes au bord du fossé et s'en vont au hasard à travers champ.

Plus une bouchée de pain. Sous les obus qui continuent à pleuvoir, je vais aux emprunts, chez F. Leclère, chez Leduc, chez Obert, ils ont de la farine, ils consentent à nous en céder un peu. Nous en aurons 30 kilos chez Obert.

La route sur laquelle les batteries françaises tirent sans relâche est défoncée de ce côté, et devant la maison de Romain en partie démolie, une torpille a causé une excavation profonde de 4 m et large de 5 à 6 mètres. Le barrage est complet, impossible de passer, même avec une brouette.

Je voudrais bien aller jusqu'au village, mais il n'y fait pas bon !.

Mardi 23

En cave et sans sommeil.

Nous sortons au petit jour, étonnés d'être vivants.

Une vingtaine d'obus, parmi les milliers qui sont passés au-dessus de nos têtes, sont tombés autour de la maison, dans la cour, dans notre jardin. Le toit est criblé de trous, les fenêtres éventrées, les persiennes hachées, le sol est jonché de débris de tuiles, de bois et de plâtras .

À l'intérieur, même spectacle de dévastation.

Dans la journée, la tempête se continue violente avec de petites accalmies. Des groupes de soldats sans armes errent à l'aventure cherchant des abris.

Les caves des maisons voisines (Leclère, Caron, Dewolfe etc...) sont toutes pleines.

Ma femme est sortie devant la porte, un obus tombe et éclate à quelques mètres devant elle. Pas de blessure. Mon chien Kiss-My qui l'accompagnait rentre en hurlant et ensanglanté.

Mercredi 24

Nuit en cave plus terrible encore que celle d'hier.

La violence du bombardement dépasse cette fois toute imagination. Ce ne sont plus des coups que nous entendons, ni des éclatements. C'est un roulement continu, étrange, comme un écrasement. Le sol est secoué. On sent les murs fléchir. La maison tremble.

Dans l'air c'est un bruit de ferraille auquel se mêlent des sifflements, et comme des hurlements d'animaux. Sur le toit les tuiles cliquettent, soulevées par le déplacement d'air des obus qui passent en trombe et vont éclater vers Beuvardes et les forêts voisines.

La tempête nous enveloppe et souffle de tous les points cardinaux. De nouvelles batteries que je soupçonne établies quelque part du côté du Bois Planté, du Fer à Cheval, du Gros Buisson, du Moulin d'Enfer; vers Artois ou Courpoil, ou Epieds, tirent sans relâche et croisent leur feu avec d'autres qui nous semblent cachées vers Villeneuve , Préaux et dans la forêt de Fère. Ici on a pris peur, on s'inquiète, on s'affole. J'en vois qui réfugiées dans quelque coin se cachent la tête sous des oreillers. Mon chien lui-même, blotti sous des tonneaux a conscience du danger.

Notre cellier (car ce que j'ai toujours dénommé une cave n'est qu'un simple rez-de-chaussée, nullement enterré avec de larges fenêtres aux vitres brisées) notre cellier leur semble un abri rien moins que sûr.

On veut déménager.

Vers 10 h, à la faveur d'une petite accalmie nous abandonnons la maison et nous courons nous réfugier dans la cave d'une maison voisine que les boches occupaient depuis une dizaine de jours et qu'ils ont abandonnée la nuit dernière.

C'est un asile plus sûr nous semble-t-il. Mais quel asile! En quel état l'ont-ils laissé! C'est un dépotoir! Le sol en est couvert d'immondices, de détritus et de pourritures de toute sorte. L'air empuanti y est irrespirable. Le soleil de midi y entre et avec ses rayons brûlants des essaims de grosses mouches qui nous harcèlent.

Nous y sommes à peine - et comment installés! qu'éclatent auprès de nous, tout auprès, au-dessus de la cave nous semble-t-il, les tac-tac-tac d'une mitrailleuse. Et presque aussitôt suivent des éclatements d'obus auxquels répondent d'autres mitrailleuses dont les crépitements sont incessants.

C'est une alternance, comme un dialogue étrange, une conversation dont il nous semble être l'objet. Les obus pleuvent autour de nous- très près - dans le jardin - à quelques mètres... sur les maisons et les bâtiments voisins...

Le sol tremble nous risquons d'être écrasés sous un effondrement de plafond.?

Un avion, volant très bas, évoluait au-dessus de nos têtes quand nous sommes entrés ici. L'observateur nous a vus, il aura signalé notre présence. Son tac.tac.tac règle les coups et c'est sur nous que l'on tire... bien certainement.

On a peur. Nouvel affolement. Moi-même je sens que cette belle fermeté qui m'a soutenu jusqu'ici prend la fuite. Je voudrais bien m'en aller.

Et brusquement nous décidons de rentrer chez nous.

Nous sortons : deux autos mitrailleuses françaises sont là sur la route qui tiraillent sur les bosquets et buissons des Grèves... et les batteries boches du voisinage leur répondent. Personne ne pensait à nous.

Le dialogue a pris fin. Une simple reconnaissance. Les tanks sont retournés d'où ils étaient venus. Nous restons dans l'attente et dans l'inquiétude.

Les Libérateurs.

Dans notre cave, où l'on a déjeuné, on sommeille (je note ici que depuis 24 heures l'on avait ni mangé, ni bu, ni dormi). Au dehors, au loin, vers les bois des usages de Coincy, les mitrailleuses crépitent. Ici l'on est tranquille. Mais dans les pièces voisines l'on a entendu marcher. Un appel. Qu'est-ce ? Nous sortons. C'est un soldat. Un soldat français ! C'est la Délivrance.

Le sergent Poyard de la X. Compagnie du 152ème. régiment d'infanterie était là. Il est, nous dit-il, à la recherche de la section dont il s'est trouvé séparé dans la journée.

Par lui, nous apprenons avec surprise que depuis la nuit dernière une compagnie du 136ème infanterie occupe la ferme voisine. Epieds, Courpoil, Artois, Moucheton, Le Plessier, les Usages de Coincy, tout est libre ! Même la ferme à une centaine de mètres de nous ! Bien entendu, nous doutons. Ce sergent ne serait-il pas un espion boche ?

J'ai envoyé le domestique Eugène à la ferme. Il nous revient au bout de quelques minutes escorté d'une douzaine de soldats en armes. On l'a pris lui aussi pour un espion dont le sort serait vite réglé si nous n'étions pas là.

C'est bien la Délivrance!

9 heures du soir. Nos libérateurs nous ont quittés. Le sergent Ployard parti à la recherche de sa compagnie; ceux du 136e sont retournés à la Ferme. Nous sommes seuls. La nuit est venue. La canonnade a repris aussi violente, sinon plus que les précédentes nuits.

J'avais caché nos drapeaux, au grenier, sous les toits. Je suis allé les chercher. Demain, nous pavoiserons toutes nos fenêtres !

Jeudi 25.

De grand matin Eugène est retourné à sa ferme. Désastre. Plus un seul français. Que sont-ils devenus? Serait-ce une retraite ? Aurions-nous eu une fausse joie ? Tout autour de nous la bataille d'artillerie continue. Je n'y comprend rien. Des batteries françaises les obus passent en sifflant au-dessus de nos têtes pour aller éclater vers Beuvardes et la forêt de Fère et j'en compte jusqu'à 2,3 par seconde. Mais les boches font sur la route, sur le chemin de Coincy, sur tous les chemins des Grèves un tir de barrage ininterrompu qui rend toute sortie dangereuse. Nous passons toute la journée en cave dans la crainte et dans l'inquiétude : encore des moments de défaillance où l'on se demande s'il n'eût pas mieux valu faire comme tant d'autres - fuir le danger quand il en était temps.

Cependant Delphine a rapporté du bûcher un énorme ballot qu'elle a trouvé caché sous les fagots et qu'un de nos hôtes "indésirables" a dû oublier là dans sa fuite précipitée. Il porte l'adresse "Herr Popoff Kaufman Wenderstrasse Hambourg".

Que peut-il bien y avoir là-dedans ? Nous sommes tous curieux de le savoir. On dépaquette. Dans ce gros ballot nous en trouvons douze petits, tous soigneusement ficelés, tous au même destinataire "Herr Popoff". Douze colis postaux, chacun bourré d'objets divers volés dans quelque magasin; chaussures pour toute une famille, vêtements de femme et d'enfants, tablier, camisoles, etc...

Delphine est heureuse de sa trouvaille. La voilà rechaussée et renippée pour toute sa vie.

Partageons, disent en plaisantant ma femme et Clara. Ces chaussures feraient bien mon affaire dit l'une. Et moi cette petite camisole m'ira comme un gant, donne-la moi. Refus très net. On insiste. Discussion interminable à propos du tien et du mien qui nous a fort divertis et nous a fait oublier une heure durant que nous étions enfermés dans une cave dont les murs tremblaient sous les coups des obus allemands.

J'ai mis d'accord les partageuses.

Ce sont des objets volés. Celui qui les a pris était un voleur. Celle qui prétendrait les garder pour son usage personnel serait un voleur. (En attendant qu'elle aille faire sa déclaration à la mairie Delphine a été constituée gardienne du dépôt de "Herr Popoff"!)

Delphine a bien certainement oublié d'aller à la mairie de Beuvardes faire sa déclaration et jamais elle ne nous a reparlé de sa trouvaille.

La délivrance.

En cave. Ni soupé, ni dormi.

Toute la nuit tir de barrage. Un dizaine d'obus sur la route, autant dans mon jardin. Rien sur la maison : plus de bruit que de mal heureusement. Mais grands dommages dans le voisinage. La maison de Henri Perdreau a reçu de nouveaux coups; les granges de Leclère, Lefèvre, Dussaussois, Romain ont leurs toits endommagés.

Nous sommes toujours sans nouvelles du village. Que se passe-t-il de ce côté? Nous le saurons plus tard sans doute. Quant à présent il n'y faut pas songer tant les grêlons allemands y tombent drus.

À l'ouest, vers les Usages de Coincy et les Bois de la Tournelle des escadrilles d'avions évoluent et leurs mitrailleuses crépitent sans arrêt.

Attaque? Contre-attaque? Offensive ? Défensive? Avance? Recul? Qu'est-ce?

Nous voyons, nous entendons... et nous ne savons toujours rien. Notre inquiétude est extrême.

Neuf heures.- Un cycliste vient m'avertir que son commandant, arrêté chez Leduc désire me voir. Je m'y rends immédiatement.

J'ai trouvé là deux officiers; Monsieur le Commandant M... du Régiment d'artillerie. et M. le Capitaine Bosquer député mobilisé des Ardennes. Ils sont désireux de savoir ce qui s'est passé ici depuis deux mois et surtout comment? - Dans quelles conditions? - Dans quelle direction? - s'est effectuée la retraite des ennemis.

Je les ai renseignés de mon mieux.

Impatient d'avoir des nouvelles du dehors, j'interroge à mon tour. Nous étions convaincus que la contre-attaque française venait du Sud , - direction Château-Thierry - Fère - Soissons. On nous détrompe. " Les allemands menacés d'encerclement par les armées de Berthelot et Jourant (Gouraud) à l'Est, par Dergette (Degoute) et les américains au sud et par Mangin au Nord-Ouest, semblent vouloir se cramponner dans le Tardenois. Mais notre poussée principale vient de l'Ouest. Ils ont dû évacuer Château-Thierry quand nous avons repris Oulchy et la route de Soissons. Ce sont nos escadrilles d'avions qui nettoient la forêt de la Tournelle et ce soir les batteries ALGP que nous allons établir ici les forceront à déguerpir de la forêt de Fère, des Bois de Meunière, de Rognac et de Dole".

- Alors cette fois c'est bien la délivrance. Nous sommes à l'abri du danger ?

- Je l'espère. Oui. Je crois que notre succès est assuré... Mais faut toujours craindre la casse... Avez-vous de bonnes caves, solides, profondes ?... Avez-vous des masques ? - Non !...

- Non...

- Hum!...

Nous sommes devant la porte de la maison Leduc. Un obus allemand qui vient éclater sur la grange de Romain, tout proche, un autre qui pulvérise la grange du cantonnier Lépolard me font penser que mon cellier - avec ou sans masque - serait un abri plus sûr pour continuer cette conversation.

Ces Messieurs jugent eux-mêmes que le temps presse. Ils n'ont plus rien à apprendre. Ils vont continuer leur tournée d'exploration, choisir des emplacements pour de nouvelles batteries; - et moi je retourne en hâte vers ma cave me demandant où je pourrais bien me procurer des masques.

Midi. Les Français sont à Epieds, à Courpoil, à Artois, à Brécy, à Coincy. Ils sont ici. C'est bien la délivrance certaine... Cette fois nous sommes libres. Qui aurait jamais cru que notre première pensée serait d'user de notre liberté pour prendre la fuite ?

C'est ce qu'on vient de décider.

Louis Obert, Prieux, Félix Leclère, Leduc sortent d'ici. Ils ne resteront pas plus longtemps chez eux, m'ont-ils dit. Ils craignent un retour des Boches, les bombes, les torpilles d'avions, les balles des mitrailleuses, les gaz asphyxiants,... que sais-je? Il sont à bout. Ils veulent partir, ce, quoi que j'ai pu dire, on ne m'a pas entendu.

On partira ce soir, avant la nuit.

Que faire? Allons-nous rester seuls, ma femme et moi? Nous partirons aussi. Où irons nous? Je n'en sais rien.

3 heures - Le tir de barrage des boches a continué plus violent. La maison des Dewolfe flambe, allumée par un obus incendiaire. On n'y songe pas. Que pourrions-nous bien y faire d'ailleurs? Fébrilement les femmes entassent dans un sac, dans des valises un peu de linge, nos vêtements les plus indispensables, dans un panier quelques provisions... Et moi, dans ma bibliothèque dont les rayons se sont effondrés, au milieu de mes livres épars sur le plancher et que je laisse sans songer à les ramasser, je m'apitoie sur ces objets aimés, amis fidèles, conseillers sages, que je vais abandonner et que jamais peut-être je ne reverrai.

9 heures - Nous sommes partis par le chemin de la ferme nous dirigeant vers Artois et Courpoil, à travers la plaine. Au bord du sentier, dans le grand pré au-dessus de la ferme, deux soldats français sont étendus morts, attendant la sépulture. Je m'arrête un instant - très court - profondément ému par ce spectacle, et malgré moi ma pensée s'en est allée vers un autre mort. Pauvres enfants ! Ceux-ci nous sont inconnus. Ils sont venus se faire tuer pour notre délivrance et n'ont fait qu'entrevoir la Victoire. Des obus allemand éclatent dans le pré. L'endroit est dangereux. A notre droite, vers les grands bois des Usages de Coincy, un orage monte à l'horizon. Nous passons, en hâte, mais lentement... Nous continuons poussant péniblement nos brouettes.

Une femme paralysée peut à peine marcher. Clara et Delphine la soutiennent. Eugène Morouvilliers et moi nous poussons devant nous deux brouettes sur lesquelles nous avons entassé nos meubles.

2 Août

Partis de Beuvardes le 26 à 9 heures du soir nous avons pu grâce à l'obligeance du commandant des troupes américaines, à Epieds, obtenir une auto qui nous a conduits jusqu'à Trilport où nous sommes arrivés à 4 heures du matin.

Et nous étions à Paris dans la journée.

À Paris, j'ai laissé ce matin nos gens qui sont maintenant en sûreté.

Je viens de rentrer chez moi, dans ma maison que j'ai quitté un peu contre mon gré, que je n'aurais pas dû abandonner et que je suis heureux de retrouver debout. Encore debout, mais en quel état! Inhabitable et cependant habitée. Elle est pleine d'américains - tout un état-major de division: cuisine, salle à manger, chambres à coucher, grenier, cellier, - bâtiments annexes, grange, cour, jardin, vergers, tout est pris, tout est plein.

Il n'y a pas de place pour moi.

Un colonel très aimable m'a invité à dîner , mais il m'a fallu chercher un gîte ailleurs, - chez les Leclère, qui eux aussi sont rentrés.

3 Août

Depuis huit jours ma maison a été une caserne où des troupes de toutes catégories se sont succédé infanterie, artillerie, génie, y trouvant en passant le gîte et le couvert. Les occupants n'étaient plus des boches. C'étaient nos amis, nos libérateurs, ceux que tous nos vœux avaient appelé ; ceux que nous aurions accueillis avec enthousiasme si nous avions été présents. Mais nous étions absents. Les absents ont toujours tort. La maison paraissait abandonnée, elle a été mise au pillage.

En prévision d'un retour offensif de l'ennemi, on l'a mise en état de défense. Dans le petit jardin, sous les sapins trois mitrailleuses ; à droite et à gauche. Dans le grand verger deux énormes pièces ALGP. Et en bas, sous les grands arbres au bord du ruisseau une batterie de 75.

Les derniers occupants, - ceux que je trouve un rentrant chez moi - n'ont rien pris, mais ils ont tout mis sens dessus dessous, porté au grenier ce qui était à la cave et ce qui reste de ma literie dans le jardin.

Je viens de protester contre ce sans gêne qui a tout bouleversé chez moi. Après une discussion longue et pénible j'ai obtenu qu'on me rende une chambre - la cave-cellier qui depuis deux mois a été notre unique pièce d'habitation.

Au cours de la journée j'ai voulu revoir le village. Mon pauvre Beuvardes ! Quel changement et dans quel affreux état la guerre l'aura laissé ! Un quart des maisons paraissent détruites en totalité. La plupart des autres sont inhabitables, ouvertes à tous les vents, sans toit, sans portes ni fenêtres, vides de leurs meubles.

Une compagnie de deux à trois cents territoriaux répare les routes crevées des trous d'obus et sur lesquelles toute circulation semble impossible.

De Beuvardelle à la "Terre Cagée " d'énormes pièces de 105, 195 et 210 encore en batterie sont au repos et l'on commence à en opérer le déménagement pour une marche en avant vers Fismes. Les allemands se cramponnent, dit-on, sur la Vesle et sur l'Aisne. C'est de ce côté qu'on se bat. C'est au loin maintenant qu'est le front, le danger. Ici, nous sommes à l'arrière. Ce n'est plus la guerre. Mais ce n'est pas encore la paix ni le calme, ni la tranquillité.

Le village est plein d'Américains. Ils sont merveilleux d'entrain, de bonne humeur, de complaisance, de grande générosité. Mais ils sont d'un sans gêne incroyable, prenant leurs aises, s'installant à leur gré, empruntant ou emportant ce qui est à leur convenance, déménageant meubles et literie sans nul souci des réclamations des intéressés.

" Vous autres français, me disait un de leurs officiers ingénieur à San Francisco et engagé volontaire, vous avez trop le souci de la forme. Il vous faut faire des études préparatoires des avant-projets, des rapports, des réunions de commissions, des enquêtes etc. etc.. Le temps passe, votre "opinion publique" se lance sur une autre piste et l'on n'aboutit pas. Chez nous c'est tout différent. Pas besoin de faire de formalité ! Une affaire est décidée. Vivement nous passons à l'exécution. Il y a des gens qui réclament, crient, menacent. Nous laissons dire. Quand tout est terminé, l'on va trouver les réclamants.

-"De quoi vous plaignez-vous? On vous a fait tort? Combien demandez-vous?"

-" Mille, deux mille, dix mille dollars..."

-" En voilà le double. "

Et c'est ainsi que nous gagnons du temps et tout le monde y trouve son profit.

Braves jusqu'à la témérité, mais imprudents et insoucieux du danger ils auront laissé ici, sur notre territoire, des centaines de leurs morts. Les allemands ont envahi nos cimetières. L'ancien et le nouveau, ils ont volé nos pierres tombales pour honorer leurs morts. Eux semblent avoir un moindre souci de ceux qui disparaissent. Là où l'homme est tombé - sur une place publique, dans une cour, dans un jardin, en plaine, sur le revers de fossé qui borde la route, on l'enterre: un trou creusé à la hâte, quelques pelletés de terre, une croix, un nom, un souvenir, ... et l'on passe. Le temps presse et l'on en sait le prix. On songe aux vivants. Des morts, on s'en occupera plus tard.

Dimanche 4 Août

Deuxième visite aux ruines. Itinéraire suivi: Beuvardelle, Clôterie, Croisette, Village, Haute-Laine.

Je note au trait de la plume, au risque d'en oublier.

I.Beuvardelle. - Ce quartier semble le moins éprouvé de tous. La maison Dewolfe est détruite en totalité. Celle de Perdreau a son toit enlevé, ses planchers défoncés, ses fenêtres brisées: dégât aisément réparables.

Les granges et bâtiments des maisons Lefèvre, Leclère, Dussaussois, Leduc, Lépolard, Obert, Guéry, les maisons Boisseau et Lourdez Durier (et la mienne en particulier) sont plus ou moins endommagées, tous ont reçu des coups: toits enlevés, façades trouées, vitres brisées. Ce sont des blessés qu'un traitement facile remettra en point. Si toutefois l'on peut trouver des matériaux et des ouvriers.

II. Clôterie. - Toute la partie comprise entre la Patte-d'Oie d'une part, le chemin d'Artois et la rue montante jusqu'à la maison Boussard semble avoir été particulièrement visée. C'est un amas de ruines. Cours et jardins sont bouleversés et profondément creusés de trous de bombes. Les maisons Veuve Noël, veuve Lourdez Caron, Levert, veuve Gébert, Duvillé Bocquillon, Aimé Riché, Tricoteau et Boussard sont en totalité détruites ou inhabitables. Toutes les autres sont endommagés.

III. Croisette- Lavoir. Gué. - L'aspect de ce quartier, qu'on vienne de Château-Thierry ou de Mézy paraît lamentable. Au savare les maisons Aimé Dervillez, Prieux, Bellier, Ambroisine Prieux, Botard ont été brûlées; - au Gué celles de Lamy Déans, Alfred Prieux, offrent des amas de décombres et de ruines. Tout le reste est endommagé mais réparable.

IV. Village.-. Tout ce quartier semble avoir été particulièrement visé, bien qu'un certain nombre d'immeubles aient relativement peu souffert. Le reste:

Sur la place centrale: la maison Loudez-Barris a reçu une douzaine d'obus: destruction totale. Les autres, Laly Levistre, Laly Tricoteau, Laly René, Veuve Gébert, Veuve Tartarin ne sont que blessées.

Auprès du pont.- Les maisons Goulet Turpin et Gallet ont une partie de leurs bâtiments annexes détruits ou fortement endommagés.

Place de la Mairie Conduite d'eau crevée par les obus; - abreuvoir troué, - la route complètement défoncée a été remise en état mais la place du lavoir est encore toute bouleversée. Ce bâtiment du lavoir est complètement démoli. St Martin renversé de son piédestal gît dans le bassin vide et percé comme une écumoire. Tout à côté, entre l'abreuvoir et le lavoir une torpille d'avion a creusé une excavation de 4 mètres de profondeur sur 5 m de largeur. Chose certaine, le bâtiment du lavoir a été pulvérisé, mais le bassin paraît intact. Il a conservé son eau et les femmes du quartier pourront y revenir laver leur linge en se lamentant à perdre haleine sur la calamité présente: le linge volé, les meubles brisés ou dispersés, la maison ruinée... C'est l'unique thème de toutes les conversations.

Bâtiment de la Mairie et maison d'école fortement endommagés. Dans la cour bâtiments annexes et bûchers démolis. Dans le voisinage toutes les maisons sont atteintes et partiellement ruinées: maison Rabière, Boursier, Levistre, Lagache Prieux, Bruneteau, Laly.

Place de l'Eglise - l'Eglise en ruine, son clocher ébranlé. Une cloche brisée.

Carrefour de la fontaine Bardou. - un amas de ruines. Nous comptons dans ce coin ainsi que dans les cours avoisinantes (Cour des Guyard, Cour des Lebocq, cour du vieux Presbytère), une dizaine de bâtiments ruinés, difficilement réparables et en tout cas inhabitables: maisons et bâtiments Quatravaux, Laly, Lamy, Bryard, Déchelle, Damblamou, etc..

Cimetière. - Champ de désolation. Mur de clôture en ruine, pierres tombales brisées, tombes bouleversées, morts déterrés.

V. Haute Laine. - Une dizaine de maisons ruinées en totalité ou rendues inhabitables (maisons Lourdez Chéron, Boursier, Adéline Prieux, Cellier, Veuve Mansart, Veuve Levasseur, Boisseau, Laly Pétrus, Camus, - maison de la Grève.)

Toutes les autres sont plus ou moins endommagées mais aisément réparables.

Dans cet état très sommaire je n'ai compté que les immeubles les plus éprouvés. Mais tous les autres sans exception ont souffert, tous sont endommagés plus ou moins. Je ne dis rien des meubles, literie, chaises , linge, qui garnissaient les appartements, tout a été enlevé ou dispersé.

RETOUR VERS LE MENU DES TROUPES FRANÇAISES

RETOUR VERS LE MENU PRINCIPAL

RETOUR VERS LE MENU DES RÉGIMENTS, DES DIVISIONS ET DES C.A.